Par Mohamed EL MONCEF* Cette nuit-là, elle n'était au courant de rien. Sa fille, Marie, six ans, délirait sous les inspirations de ses 40C° de fièvre. La petite Valéry, 3 ans, n'allait pas mieux. Il n'y avait que des petits fronts brûlants sous la main d'Isabelle. Mais, maîtresse Isabelle ignorait qu'il y avait un danger plus brûlant que la fièvre. Le feu. Le feu criminel. Le viol. Le saccage. La tragédie ! Les bruits qui couraient à propos de l'imminence de la tragédie avaient trouvé le chemin vers les oreilles de ses voisins et collègues enseignant dans la même école qu'elle. C'était deux jours après la fuite du dictateur. Deux ou trois jours. Personne ne savait compter les jours en cette période. Les pendules s'étaient arrêtées ou alors la révolution de leurs aiguilles ne trouvait plus «regardeurs». Tout le monde regardait ailleurs. On lisait des S.O.S lancés via Facebook décrivant des hordes de bandits armés de couteaux et de barres de fer se dirigeant vers des quartiers terrorisés pour les saccager, voler, violer. L'horreur ! Plus tard, on nous dira qu'il s'agissait des milices de Siriati l'ancien homme fort de la «sécurité» du palais présidentiel. Une milice qui voulait faire plus de peur que de mal pour que le peuple acclame le retour du dictateur pour assurer la sécurité. Mais du mal, elle en a fait. Cette nuit-là, Isabelle ignorait ce qui se tramait autour de son immeuble. Son seul souci était de remettre sur pied ses deux petites filles terrassées par la grippe. Mais, voilà qu'en allant vers la cuisine, elle réalise qu'un bruit bizarre provenait des escaliers. L'heure est tardive et le bruit est inhabituel. Isabelle, passe sa tête à travers la porte de son appartement perché au dernier étage et découvre une voisine affairée à traîner une grosse valise dans une précipitation alarmante. «Qu'est-ce qui se passe ?» lui demande Isabelle ? «Quoi ?! Tu ne sais pas ? Il faut quitter l'immeuble, ça va cramer !!» lui répond la voisine. Isabelle ne se rappelle plus vraiment comment, en chemise de nuit, elle a pu agripper ses deux filles presque évanouies pour les faire descendre du troisième étage, les mettre dans la voiture et les conduire, à travers un paysage noyé par ses larmes, jusqu'à la maison de lointains amis. Elle ne se rappelle que d'une chose : ses larmes n'arrêtaient plus de couler. Elles ne trouvaient pas de raisons pour s'arrêter. Le choc de l'abandon et du terrible danger, mélangé au sentiment de ne compter pour personne, avaient fait sauter la digue de ses larmes et rien n'arrivait à contenir leur flot. Le pire et le meilleur Jusqu'au jour où, réveillées de leur propre effroi, cinq mamans de ses élèves ont demandé de ses nouvelles. Ces mères tunisiennes ont alors trouvé une femme éprouvée jusqu'à la moelle, n'arrêtant pas de pleurer et préparant son départ définitif vers la France. Un voyage vers l'oubli. Un voyage vers le chômage mais aussi vers la paix. «Je suis sans foyer, sans travail, à court d'argent et je réalise que je ne compte pour personne. Mes voisins et collègues allaient nous laisser cramer !» Les mères de ses élèves ont pleuré avec elle. Isabelle pouvait enfin pleurer autrement. Les larmes du désespoir ont vite fait de sécher. Celles du soulagement et de la gratitude pouvaient prendre le relais. Et cette fois, elle ne pleurait pas seule : plusieurs mains l'entouraient. Parfois, le malheur partagé donne accès à un état proche du bonheur. Mais ce n'était là que les premiers secours. Une solide chaîne de solidarité s'était constituée d'une façon instantanée. Trois jours après, un appartement équipé (l'équipement provient de 10 maisons différentes !) situé à 3 mn de l'école d'Isabelle, était prêt à l'accueillir avec ses deux anges. Contrairement aux craintes d'Isabelle, l'école n'a été ni brulée ni saccagée. Isabelle a, donc, l'immense joie de retrouver son travail. «C'est fou ce que j'ai pu vivre en une semaine. De l'extrême désespoir et de la dépression causés par la terreur et le sentiment d'abandon, j'atterris dans une oasis d'amour et de fraternité. Le pire et le meilleur !» Souriez : c'est la Révolution du jasmin. Un parfum venu d‘ailleurs !