Par Kmar Bendana * La joie qu'aurait pu nous procurer la fuite du 14 janvier n'a pas pu éclater franchement. La déroute du dictateur nous a libérés du joug de sa présence sans libérer l'émotion festive qu'on était en droit d'exprimer après avoir tant intériorisé. L'enthousiasme de cette délivrance a été d'emblée gâché par les ordres immédiats de destruction et les rancœurs vengeresses des anciens puissants déchus qui se sont répandus, prolongeant les passe-droits antérieurs, semant un nouveau type de terreur mais suscitant, heureusement, un sursaut de solidarité anti-prédation cette fois. La violence du «tsunami» du premier week-end après la fuite a annoncé la vitesse imprimée aux événements et la précipitation a rendu possibles, absurdes, des pertes humaines et matérielles. Nous avons vécu les semaines suivantes dans une succession fulgurante d'émotions contrastées, entre communiqués officiels et déclarations juridiques, nouvelles et bilans d'incidents, décisions institutionnelles et protestations, prises de position et parfois leur contraire. Le pays vivant sous la rumeur et la manipulation de l'opinion — malgré la «libération» de ses divers moyens d'expression —, rapidité et effets de surprise ont continué à provoquer des dégâts après les deux gouvernements provisoires, et jusque dans le «saint des saints» du ministère de l'Intérieur, sans compter d'autres morts et blessés. Dans la vitesse effrénée des événements et l'enchaînement des sentiments traversés, seules la parole et la contestation sont parvenues à soutenir le rythme. Une des premières brisures occasionnées par ce soulèvement de la dignité ayant été celle de la parole longtemps contenue et bafouée, le phénomène s'est propagé comme une traînée de poudre. En cet hiver de sécheresse en Tunisie, il pleut de la parole, il tombe des cordes de revendications. Dans la rue, au sein des foyers, dans les bureaux, dans les boutiques, sur les ondes, à la télévision, sur les lignes téléphoniques et dans les classes, les langues se délient pour crier, protester, dénoncer, réclamer, exiger. Enfourchant le pouvoir surnaturel de «digaje», ce cri qui a fait décamper l'occupant du Palais de Carthage qu'on croyait inamovible, les mots de «l'après» ont déferlé, ré-enchantant le langage de la rue et des médias, essaimant dans les pays voisins et donnant à la Tunisie valeur de symbole mondial, de site pionnier de la liberté. La floraison des expressions et l'inventivité langagière sont certainement un de nos carburants de vie dans cette transition émotionnelle encore sans précédent sur le plan de la parole, nous reliant au reste du monde, nous imprégnant d'une empathie qui entretient le mouvement et dope ses moments faibles. Ainsi, en fait de transition, et en attendant qu'elle devienne démocratique, on peut parler aujourd'hui de passage affectif dans lequel l'investissement du verbe, notamment sur la place publique, est une manifestation salutaire, une thérapie essentielle. L'immensité de ce franchissement émotionnel s'est engouffrée dans l'euphorie rencontrant une soif de dire qui ne semble pas près de s'étancher. La multiplicité des vecteurs et l'exubérance des voix qui s'expriment sont une conséquence bénéfique, une étape nécessaire à la reconstruction dans cette période libératoire. Le déchaînement de la contestation a quelque chose de jubilatoire comme il peut aider à dresser les premiers constats, construire les grandes lignes d'action, trouver les angles d'attaque. Les commissions créées pour l'écoute des victimes des événements comme pour enquêter sur la corruption répondent à cet esprit et représentent une structure adéquate pour cette démarche vitale d'après-traumatisme. Une certaine quiétude revient dans les quartiers et les immeubles, sur les routes et dans les lieux de travail. Le retour des embouteillages, la reprise scolaire, l'activité commerçante, la réduction du régime du couvre-feu ré-installent un début d'ambiance normale. D'où vient alors cette impression de cacophonie qui, un mois après, ajoute au désordre de nos premières exaltations ? Pourquoi l'inquiétude qui a entaché dès le départ notre joie inexprimée ne se dissipe-t-elle pas? Quel maléfice refroidit l'ardeur de changement, bridant le potentiel du mouvement, frelatant l'atmosphère après l'euphorie ? On peut trouver des explications «politistes» mais pour en rester au registre de l'émotion qui continue à nous gouverner, observons la sphère privée. Car la vie privée reste importante, même en temps révolutionnaire. Ebranlée sur le moment par l'émotion collective, elle peut se transformer imperceptiblement dans la durée. Quand la fièvre tombe et que la vague des événements se tasse et se tarit, l'intimité reste marquée de souvenirs et de faits que l'on n'a pas eu le temps d'expliquer mais qui n'en déterminent pas moins la suite des événements individuels et collectifs. La vie privée est l'infra-politique qui reflète différents aspects du politique, enregistre les faits et les schémas économiques, traduit les idées ambiantes, grave les rapports sociaux en actes et en paroles, façonne la vie publique. Deux fêtes, la Saint-Valentin (14 février) et le Mouled (15 février) qui, pour être différentes, ont concordé cette année, concluant le premier mois de cette période transitoire encore chargée d'appréhension, grave et peu encline à la légèreté habituelle. La première, d'origine chrétienne, s'est répandue parmi la jeunesse tunisienne si l'on en croit les journaux, la publicité et la consommation des années précédentes. Fête commerciale autant que sentimentale, la Saint-Valentin a été recolorée cette année par l'amour du pays, preuve que nos épreuves peuvent renouveler une «fête» qui avait fleuri sur un vide, le business et la publicité s'accommodant de toutes les situations, pouvant combler tous les besoins. Entre ferveur et gastronomie, l'ambiance musulmane du Mouled est également fade, amère après une habitude de commémoration soft : le parfum de l'assida circulant entre les familles semble comme éventé tandis que les troubles des mosquées expriment une acidité dans les rapports, une acrimonie qui se greffe sur une tradition qui, pour être paisible, exige qu'on supporte le voisin, qu'on accepte la différence, qu'on s'habitue au changement. Comment mettre de l'ordre dans nos sentiments et nos esprits sans emprisonner cette parole nécessaire? Comment respecter le droit de manifester opinion et mécontentement sans répondre aux provocations ? Comment avancer dans la critique et le jugement tout en résistant aux manœuvres des écartés, aux ruses des chassés ou des enfuis craignant des représailles? Pour neutraliser les tentatives de pourrissement orchestrées par les «perdants», pour contrôler nos débordements individuels et pour outrepasser nos demandes égoïstes, faut-il créer un gouvernement provisoire de nos émotions démocratiques avant d'enjamber la transition institutionnelle ? * Universitaire