Dans une société comme la nôtre, où les fêtes religieuses ou nationales et les journées mondiales ne manquent pas, une autre fête, d'origine occidentale vient s'ancrer, d'année en année, dans les traditions. La «Saint Valentin» représente pour les Occidentaux l'occasion de célébrer l'amour, cette union formidable qui métamorphose agréablement la vie d'un couple et l'incite à voir la vie en rose. Plus qu'une fête, cette célébration est devenue le catalyseur de toute une dynamique sociétale, fondée sur le besoin d'aimer et d'être aimé. Elle a également ceci de bon qu'elle ravive la dynamique commerciale et la sort, tout d'un coup, de sa stupeur. Or, cette «fête de l'amour» prend de plus en plus des couleurs nationales. Le compte a rebours a commencé et il ne reste que deux jours pour se décider sur le cadeau à choisir et à offrir à l'être le plus cher. Dans cette période de l'année, en effet, les vitrines des boutiques s'enrichissent d'ornements divers, placés le plus souvent sous le signe du rouge — couleur de la passion — que prennent les cœurs en peluche. Quelle que soit l'activité du commerce, prêt-à-porter, accessoires, cadeaux divers ou encore parfums, ces jolis articles — les cœurs en peluches — marquent immanquablement le coup. Saoussen est une étudiante en anglais, âgée de 23 printemps. Elle est en relation depuis quatre mois; une situation qui renforce son aspect fleur bleue et contribue à son bien-être. Pour elle, comme pour plusieurs autres filles tunisiennes, la fête de l'amour est attendue avec beaucoup d'impatience. «Cela est tout à fait normal puisque c'est notre fête à nous, les amoureux. Elle est célébrée d'une manière tout à fait particulière et plus intéressante à mon avis que celle réservée aux autres fêtes, anodines et célébrées par tout le monde sans exception. La fête de l'amour est uniquement célébrée et appréciée par les personnes qui croient à son utilité», explique-t-elle. Un peu plus loin, Jihène et Lamia, deux lycéenne âgées respectivement de 17 et 18 ans, prennent du plaisir à se balader en faisant du lèche-vitrine. Elles rougissent à la mention du sujet et hésitent un petit moment avant de donner leurs avis. «Vu que je n'ai pas de petit ami, la fête sera quelque peu triste pour moi. Cela n'empêche qu'elle garde un aspect sympa, palpable aussi bien dans les rues que dans les magasins», nous fait part Jihène. «Intruse»... mais rentable ! La portée principale qu'acquiert la célébration de la fête de l'amour est une portée émotionnelle, voire relationnelle. L'impact voulu par les présents offerts aux bien-aimé(e)s n'est autre que celui d'un aveu clair et sincère, qui exprime pleinement les sentiments ressentis et la passion. La tradition occidentale a mis, d'emblée, une base bien précise concernant les cadeaux de la Saint-Valentin : l'homme offre une rose à sa bien-aimée qui lui offre, à son tour, un livre. «Cette conception n'est plus vraiment à la mode. De nos jours, les cadeaux offerts à l'occasion de la fête de l'amour sont généralement des articles plus intéressants, car plus utiles que symboliques», fait remarquer Saoussen. Un avis que ne partage point Lamia, car selon le point de vue de cette adolescente, un beau cadeau en cette occasion serait de préférence un objet symbolique, comme un «nounours» par exemple, une boîte à bijoux originale ou autres. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que cette fête, fraîchement intégrée dans nos us, contribue à l'épanouissement commercial de certains articles de cadeaux. Fathi Allouchi est commerçant de bijoux en argent et montres de marque. Il se souvient de la première fois où il a entendu parler de la Saint-Valentin. «Cela s'est passé en 1994. Deux jeunes clientes sont entrées dans ma boutique pour acheter un cadeau. Après avoir emballé le cadeau, l'une d'entre-elles m'a demandé de mettre un joli ticket sur le paquet. Je n'avais alors que deux sortes de tickets, soit spécial anniversaire soit mentionnant «plaisir d'offrir». Mais la fille m'a indiqué que ce cadeau était à l'occasion de la fête des amoureux. Depuis, chaque année, la demande à l'occasion de cette fête connaît une croissance progressive. Actuellement, cette fête s'avère de plus en plus rentable sur le plan commercial, même par rapport à celle de fin d'année. Quel que soit le prix de l'article, les clients n'hésitent pas à faire son acquisition et à l'offrir à l'être de prédilection», indique Fathi. Et d'ajouter que les hommes choisissent généralement des bijoux de fantaisie, alors que les femmes optent pour des briquets ou des montres de marque. «Ce qui est impressionnant, renchérit-il, c'est que la catégorie d'âge des clients oscille, dans la majorité des cas, entre 17 et 30 ans. Cela n'empêche que je reçois bon nombre d'adultes ayant la quarantaine, qui viennent dénicher des cadeaux pour la fête des amoureux». Si certains se montrent réceptifs pour cette fête «intruse», d'autres, en revanche, ne se sentent pas, le moins du monde, intéressés par cette célébration. C'est le cas de Najmeddine, un jeune âgé de 26 ans. Pour lui, comme pour bon nombre de gens, la Saint-Valentin est une fête purement commerciale. «Bien que je fasse partie de la catégorie des jeunes, je ne me sens pas du tout concerné par cette fête, car elle ne fait pas partie des nos us et coutumes. D'ailleurs, je pense qu'il n'y a pas une date pour dire je t'aime, cela n'a ni queue ni tête», indique-t-il. De son côté, Lilia, une employée de 38 ans, désapprouve l'introduction de la fête des amoureux dans nos traditions sociales. «A mon avis, il s'agit d'une contrainte, d'un embarras beaucoup plus que d'une fête. L'homme ou la femme se trouvent dans l'obligation de marquer le coup et d'offrir un cadeau pour ne pas être blâmé par son conjoint. Or, je pense que l'amour se fête grâce à des gestes tendres, des mots doux. C'est un sentiment nettement supérieur aux choses matérielles. Certes, le principe est noble. Mais les moyens et la mentalité de certaines personnes tirent la balance vers le matériel et le superficiel, ce qui est bien dommage», note notre interlocutrice. Manifestement, la société tunisienne est loin d'être unanime sur ce point. Les avis sont partagés tout en étant bien fondés, et ce, en fonction de l'angle d'attaque. Devrait-on concevoir la fête des amoureux comme une intrusion injustifiée, une atteinte à notre culture ou, au contraire, comme une fête à adopter ? Et puis, comment pourrait-on bien adhérer à un tel phénomène, même s'il est certain qu'il s'ancre tout doucement dans notre société ? Pour mesurer l'ampleur du phénomène, le comprendre et en cerner les lignes de base, nous avons demandé l'avis de M. Moez Ben Hmida, sociologue. «Nous ne pouvons pas qualifier l'intrusion de la Saint-Valentin dans la société comme un phénomène social, pour la simple raison qu'elle n'est pas généralisée et est restreinte au milieu urbain et à une catégorie sociale bien particulière. Sachant, par ailleurs, que cette fête touche plus les jeunes que les adultes, appréciée et adoptée comme un phénomène ‘‘in''», explique le sociologue. Phénomène «in» mais aussi «phénomène total», car la fête des amoureux se présente comme tridimensionnelle, puisqu'elle touche le domaine économique, celui social et celui culturel. Positive, la fête de l'amour contribue, en fait, au renforcement des liens affectifs entre les personnes et alimente les relations amoureuses. «Toutefois, elle peut avoir un impact négatif si elle est utilisée comme un moyen pour appartenir à une image sociale en vogue; une image dissonnante par rapport à notre culture, renforçant le déséquilibre culturel et identitaire chez nos jeunes», fait remarquer M. Ben Hmida. Selon lui il est capital pour un jeune qui célèbre la «fête de l'amour», de comprendre la portée de cette fête, de connaître l'histoire de saint Valentin et d'en saisir la morale. «Il est important de comprendre ce que l'on fait et d'en être bien convaincu», souligne le sociologue.