Par Sadok MARZOUK * Le peuple tunisien doit se souvenir que c'est en faisant appel à l'article 57 de la Constitution que Ben Ali et ses acolytes ont destitué Habib Bourguiba. Eh oui, c'est ce même article 57 qu'on a invoqué pour organiser la succession de Ben Ali. Sacré (ou plutôt damné) article 57 ! Certains, ne manquant pas d'humour avaient parlé, alors, de «coup d'Etat médical», puisque Ben Ali s'était appuyé sur un certificat médical dicté par lui et attestant de la sénilité de Bourguiba. Mais gare à celui qui prononçait les mots «coup d'état». N'a-t-on pas vu un ministre sauter pour avoir, par un malheureux lapsus, parlé dans son discours de coup d'Etat béni (Al inkilab al moubarak) ! Car le nom officiel qu'on avait donné à l'événement était «le Changement», terme qui ne figure pas dans les lexiques de sciences politiques, mais dont les auteurs en ont fait une appellation contrôlée. Or, voilà que M. Hédi Baccouche, Premier ministre du premier gouvernement de Ben Ali, nous apprend aujourd'hui, sur les colonnes des journaux que ce qui s'est passé le 7 novembre 1987 était bel et bien un coup d'Etat, résultat d'un complot qu'il a tramé avec Ben Ali et Habib Ammar, alors, directeur général de la Sûreté nationale (voir le quotidien Assabah du 1er février 2011). Ce faisant, M. Hédi Baccouche avoue avoir été le coauteur avec Ben Ali et Habib Ammar d'attentat à la sûreté de l'Etat, crime puni par l'article 72 du code pénal. M. Hédi Baccouche va jusqu'à tirer une fierté d'avoir rédigé de A à Z le texte entier de la déclaration du 7 novembre 1987. Il a même produit dans le quotidien Alchourouk du 30 janvier 2011 le fac-similé de ce texte, écrit de sa main. Or, nous savons que cette Déclaration promet au peuple tunisien monts et merveilles dans le paradis terrestre de la démocratie et des libertés. La majeure partie du peuple tunisien et la quasi-totalité de la classe politique ont cru en cette Déclaration. La triste réalité, on la connaît… Par la Déclaration du 7 novembre 1987, on a trompé le peuple tunisien pour obtenir son adhésion au régime de Ben Ali et lui soustraire ses libertés, ses droits et ses biens. Cette tromperie constitue juridiquement ce qu'on peut appeler une escroquerie au peuple qui tombe sous le coup de l'article 291 du code pénal, relatif à l'escroquerie. On aurait pu penser que M. Hédi Baccouche ferait tout, aujourd'hui, pour se faire oublier. Mais il se trouve que la révolution tunisienne a aussi, sinon son Talleyrand, du moins son apprenti Talleyrand en la personne, justement, de M. Hédi Baccouche. Le voilà qui réapparaît sur la scène politique pour réactiver ses réseaux dans le RCD, le parti de Ben Ali, et essayer d'influencer le gouvernement pour infléchir son action dans le sens du statu quo et le maintien des partisans de l'ancien régime qui conservent encore leur capacité de nuisance. M. Hédi Baccouche ne cache pas, du reste, son intention de reconstruire sous un autre nom le RCD qui repartirait à la reconquête du pouvoir. Et la révolution n'aurait été qu'une parenthèse ! Devant de tels agissements, le gouvernement provisoire dont la légitimité demeure fragile et contestée doit, s'il ne veut pas perdre toute crédibilité, envoyer des signaux forts pour prouver qu'il a définitivement rompu avec l'ancien régime. Pour ce faire, il doit commencer par demander au ministère public d'ouvrir une information judiciaire contre M. Hédi Baccouche pour attentat à la sûreté intérieure de l'Etat et escroquerie au peuple. Par ailleurs, si le peuple, en se révoltant contre le tyran Ben Ali a brisé le mur de la peur, il est temps pour le gouvernement provisoire de vaincre sa propre peur, celle de la révolution. Qu'il se rassure : la révolution du 14 janvier n'est pas une révolution bolchevique. Elle ne réclame ni l'abolition de la propriété privée ni la remise en cause de l'économie libérale. Le peuple s'est révolté pour réclamer la dignité et pour qu'il soit mis fin à l'arbitraire, au népotisme et à la tyrannie. En d'autres termes, il revendique l'instauration d'un Etat de droit, c'est-à-dire, un Etat gouverné, non pas par le bon plaisir des gouvernants, mais par des lois votées librement par des représentants du peuple démocratiquement élus dans le cadre d'une Constitution garantissant la souveraineté du peuple et les valeurs universelles de liberté, d'égalité et de respect de la personne humaine. Car seul le respect de la loi met à l'abri de l'arbitraire et garantit la liberté que Montesquieu appelle «la tranquillité du citoyen provenant de son sentiment de sûreté». La Révolution du 14 janvier, même si elle a eu ses martyrs tombés sous les balles du tyran, reste la révolution du jasmin. C'est une révolution parfumée qui n'incite pas à la haine mais aspire à une paix politique et sociale juste. Ni la bourgeoisie tunisienne, ni les investisseurs étrangers n'ont de raison d'en avoir peur. Bien au contraire, en mettant fin à l'arbitraire et aux pratiques mafieuses du régime Ben Ali et des Trabelsi, la Révolution du 14 janvier est de nature à rassurer les investisseurs aussi bien tunisiens qu'étrangers. Mais ces derniers ne peuvent avancer que s'il y a suffisamment de visibilité. Alors, s'il vous plaît, messieurs du gouvernement provisoire, soyez clairs et manifestez sans équivoque votre volonté de rompre définitivement avec l'ancien régime. Osez ! Osez défendre cette révolution. Et sans plus attendre, car toute hésitation aura des conséquences imprévisibles. * Avocat à la Cour de Cassation