Par Faïza M. JAMLI * Peut-on réinventer un néologisme digne de la révolution populaire tunisienne ? Un néologisme polysémique qui pourrait traduire ses spécificités, son incommensurabilité, son unicité, son contexte spatio-temporel, ses supposés et ses présupposés, ses dimensions et ses finalités, étant donné qu'aucune révolution, aucune auparavant ne lui ressemblait, ni celle des Bolcheviks, ni celle de Robespierre et Danton, ni celle des Iraniens ? Il s'avère que le modèle révolutionnaire tunisien pourrait répondre d'une manière insolite aux traits caractéristiques de «la condition postmoderne» et de «post-histoire» vécus par les Occidentaux comme suite logique, comme déterminisme historique propre à leur civilisation. Cependant, l'imprévisible, l'inattendu, le saugrenu qui a tant surpris le monde entier, qui a ébahi l'Occident, c'est ce coup de théâtre, cette volte-face de l'histoire, cette ironie de l'insensé… Bref, un chambardement de régime est venu d'un pays tout petit au niveau de la géographie, appartenant au tiers monde, tout pacifique au sens même de la passivité et de la stagnation, subordonné bon gré mal gré à l'Occident dans sa politique et sa culture… Ce dernier parvient brusquement à faire un saut en hauteur et accède à un stade subversif non accoutumé aux peuples arabo-musulmans, sans qu'il soit passé par une quelconque dialectique historique ou culturelle, en tant que terrain solide et favorable à cette ascension révolutionnaire, à la libération… Je ne veux pas me plier à la rhétorique de la comparaison, vu qu'elle génère d'autres susceptibiliés interprétatives souvent négatives, et parce que je me réjouis du plaisir de l'incommensurabilité de notre révolution. Cependant, j'éprouve l'envie d'écrire, de mettre en relief la valeur et l'ampleur de cet événement, ou dirais-je de cet avènement historique, grandiose et tranchant avec les fables du passé qui nous ont tant trahis, qui nous ont tant anéantis! Si selon Jean-François Lyotard, la définition suivante dans son livre La condition postmoderne : «On tient pour postmoderne l'incrédulité à l'égard des métarécits», autrement dit «la faillite des grands récits idéologiques», en effet, au sens étroit de cette définition, on peut affirmer que la révolution populaire tunisienne s'est bel et bien caractérisée par son détachement, inconscient, voire arbitraire, des idéologies et du discours des élites et de l'opposition, qui étaient quasi passives et anéanties par le régime de Ben Ali, le déchu. Le peuple les a devancés et sa révolution a dépassé tout discours de légitimation, et a saccagé les barrières classiques et le champ traditionnel d'un soulèvement, ou d'une révolte ou d'une révolution. Elle s'est lancée pêle-mêle et sans qu'elle soit pré-orientée dans la rue, parce qu'elle a voulu être dans la praxis et non dans la théorisation. Elle a choisi comme champ d'investigation et de mobilité, le champ de la cybernétique et de la communicabilité virtuelle. Cela a incité automatiquement à une unification des forces, et par la suite à une dynamique d'agissement et d'ébranlement. Ainsi, le tout hétérogène, la diversité des individus aux niveaux social, intellectuel, physique… a formé une masse homogène déterminée par les idéaux et les valeurs éthiques : la solidarité, le bonheur pour tous, la liberté et la dignité, contre le mal opprimant le peuple. Cette masse, au niveau de la dualité espace / temps, est partie des périphéries et non du centre — de la capitale — qui est généralement la matrice des contestations, le symbole de l'effervescence, des idées et des positions. D'autant plus qu'elle a suivi un processus rapide au rythme de l'électrochoc, au point que le peuple était incapable d'assimiler et de croire à ce qui s'est passé le 14 janvier. L'image qui s'est dessinée devant mes yeux est que la révolution, comme entité personnifiée, était au-devant de la scène, elle guidait le peuple, bouche bée et époustouflant qui la suivait par arrière. Non seulement, elle a dépassé le peuple mais aussi les confins du pays, de la géographie. Dans un premier temps, elle s'est embrasée en Tunisie et ensuite elle a lancé ses braises dans les enceinte d'autres pays arabes. C'est ainsi que la révolution populaire tunisienne est devenue l'archétype de toutes les révolutions arabes qui éventuellement auraient lieu bientôt, à commencer par celle de l'Egypte qui s'est réalise, en attendant le fruit des soulèvements qui se passent maintenant par-ci, par-là dans le monde arabe, à l'instar du Yémen, de l'Algérie, de la Libye… Finalement, il serait ainsi légitime d'affirmer que la révolution tunisienne, qui a marqué une nouvelle époque, doit rompre radicalement avec le passé obscur. Et pour cela, serait-il de la nécessité urgente de préparer une nécrologie de la culture d'avant le 14 janvier 2011… * Universitaire