Par Salah HADJI Sans doute existe-t-il dans toute révolution un caractère d'incommensurabilité. Mais nous devons dire plus : la révolution n'est ni ceci, ni cela, en ce sens qu'il n'y a pas en elle de lignes parfaitement visibles que l'on puisse fixer en soi. Aussi est-ce l'une des raisons qui font que «la révolution n'est pas à l'ordre du jour. Et pour cause, car la révolution est imprévisible, sans quoi elle ne serait pas la révolution». (A. Green). Les lignes qu'offre la révolution sont en amont et en aval de tout point de vue porté sur elle. C'est l'une des raisons de la diversité des points de vue et des analyses à son sujet. Ce qui départage les différents points de vue relève d'un écart qui peut être dit en termes d'«ampleur» ou d'«ouverture» d'un monde nouveau, car ce que la révolution «produit» en se produisant elle-même sur scène, ce n'est pas une image déterminée dans ses contours, mais un «monogramme où ce qui s'exprime est l'existence dans tout son sens, où il est question du sens du tout. Dans le contexte de la révolution, l'atténuation des contours, c'est-à-dire leur ouverture, signifie en dernière analyse l'inscription de son irruption et de sa visée dans des liens et lieux autrement fondés. Il nous faut, donc, bien nous rendre à ce prodige que le fait d'être en train de prendre part à la révolution dilate l'instant et fait s'éployer à l'extrême ses mondes intérieurs, pour avoir été longtemps comprimés. La puissance de la révolution est désormais ce qui porte ses lignes d'ouverture à regarder toujours au-delà des barrières. Nous nous rendons par là à cet inimaginable que pour l'esprit de la révolution — «esprit toujours jeune» en dépit parfois du poids de l'âge — le mot «achever» n'a plus de sens, à moins que la «fin» soit, comme sous le règne de la «terreur», infligée prématurément sous la forme d'un coup de force ou d'un impitoyable «coup de dents». Le contraste, qui se découvre au sein de toute révolution, entre la fin décidée arbitrairement comme signature paresseuse et conformiste de son «accomplissement, et la tresse nécessairement continue du monde nouveau qu'elle se propose d'exprimer, n'est-il pas cela même qui nous appelle à être extrêmement vigilants et, par la même occasion, à prendre toute révolution dans son acception plurielle ? Les remarques permettent d'avancer quelque peu vers une critique de l'image qu'on avait du statut théorique de la révolution. Si la révolution correspond à un état d'esprit, elle n'a pas cependant le statut d'une pensée dont la seule cohérence rationnelle pourrait servir d'accord pour tout le monde. Or, penser la révolution, c'est composer avec ses côtés effrangés, et mesurer par eux tout le domaine de l'ouvert que nous ne pensons pas encore. L'ouvert est le tout évoluant dans l'éclatement d'une structure affectée nécessairement d'excès et de défauts, pris eux-mêmes dans l'hétérogénéité de leurs causalités et de leurs niveaux de compréhension. S'orienter dans la pensée de la révolution, c'est aller avec cette pensée vers ce qui se passe dans l'action et ce qui en elle s'effiloche aux multiples facettes de l'homme. C'est dire que la révolution est toujours un problème. Non pas au sens où l'on pourrait être conduit à douter qu'elle puisse avoir lieu, mais au sens où elle exprime les problèmes et les questions de l'homme dans l'histoire. Aussi l'histoire doit-elle être pensée tout à la fois comme finalité et comme fragilité. De toutes les manières, les questions et les problèmes ne relèvent guère de catégories prêtes à recevoir dogmatiquement leur remplissement sur un mode contraignant. Il est vrai qu'à considérer l'usage fait de la référence à la révolution française — ici même dans le journal La Presse à l'occasion de la révolution tunisienne —, l'image dominante est celle qui la donne comme une unité taillée, comme un bloc. Or, eu égard aux faits historiques, peut-on parler de la révolution au singulier ? Reprenons le cas de la révolution française et rappelons à son sujet les deux dates : 1789 et 1793, perçues généralement comme étant les deux références historiques majeures. Assurément pour avoir fonctionné à l'intérieur de lectures idéologiques, ces deux références avaient fini par éclipser les autres registres où se jouaient les effets des tensions sociales et où s'exprimaient les rythmes du progrès historique tant technique que scientifique, artistique ou littéraire. Mais chacune de ces deux dates de référence couvre-t-elle un événement unique qui soit en lui-même marquant pour être pris comme tel dans sa singularité ? Si nous ne considérons la révolution française qu'à travers le prisme de 1789, force est de rappeler qu'elle a été ponctuée par trois dates que l'histoire a retenues essentiellement pour leurs symboliques respectives. Il s'agit, d'abord, de la «révolution politique» du 23 juin qui vit la monarchie absolue cesser d'exister en France, et dont la postérité a retenu la harangue de Mirabeau : «…nous sommes ici par la volonté du peuple et l'on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes !», en réponse à l'ordre du roi qui voulait casser «le Serment du jeu de paume». Ensuite, il y a eu le 14 juillet, date de la prise de la Bastille, qui apparut comme le symbole de l'effondrement du pouvoir absolu. Il y a eu, enfin, la révolution sociale du 4 août 1789, qui mit fin aux droits seigneuriaux, c'est-à-dire au régime féodal et aux privilèges. Voilà qui signifie que la révolution française elle-même n'est pas une. Reprenons, à présent, la même question en la situant dans la perspective tunisienne. Rappelons-en les dates et faits, dont on a tendance à ne retenir que le 14 janvier qui correspond au jour de la «fuite-chute» de la tête du pouvoir tyrannique. Or, ceux qui se focalisent sur cette date, sans doute ne se rendent-ils pas compte combien ils portent préjudice à la révolution tunisienne. Préjudice qui est, en fait, double. D'abord, un premier préjudice, en amont de la date du 14 janvier : quand l'attention se porte sur cette date plutôt que sur tout le processus qui y a conduit, c'est-à-dire sur l'immédiat de la réception de la «chute» que sur tous les mouvements régionaux de masse qui, en se relayant dans une véritable diligence avaient tenu tête au pouvoir, dans une solidarité indéfectible et avec un courage héroïque, bref, quand on ne retient que la «fin» en perdant de vue tout le parcours qui y a conduit pendant des jours et des semaines, sans discontinuer, n'est-ce pas là le trait caractéristique de ceux pour qui, «fatigués comme ils sont dans la tête», le mot décisif est le mot de la fin : «Voilà qui est fait…», semblent-ils toujours dire. Or, le point de départ devient ici paradoxalement la «fin» et non le commencement ! Ne pas apercevoir la logique interne au temps de la révolution, c'est n'y voir qu'une histoire qui avait plié ses feuilles de route et ramassé les pièces de son jeu, n'assistant plus alors qu'à un silence en désespoir de voix ou de cause. D'où le second préjugé : en effet, n'a-t-on pas assisté quelques jours après le 14 janvier avec la formation du gouvernement provisoire — installé fallacieusement sous le nom de «gouvernement d'unité nationale» — à des attitudes crispées appelant à la «reprise en main» de la situation, croyant — pour les uns — on en faisant croire — pour les autres — que «la chose est terminée» ? Entre une révolution en pleine vitesse de croisière avec elle-même et commençant à peine à produire ses propres lumières, et une «fin», voulue de l'extérieur d'elle-même à la manière d'une volonté de mise à mort — prétextant qu'il fallait vite retrouver le «calme», dans le sens de «regagner les «rangs» et se mettre au «garde à vous !, s'est constitué un rapport non seulement d'incommunicabilité mais un fossé où se cachait déjà une contre-révolution , laquelle, à travers ses masques et ses impostures, a failli imposer son joug de silence, sinon irrémédiablement du moins pour longtemps, en tentant de faire avorter la diligence de la révolution dans le parcours qu'elle avait pris.