Par Moncef HORCHANI Parmi les slogans oraux et écrits qui ont été scandés ou brandis par les manifestants pour exiger la chute du régime dictatorial qui a sévi dans le pays 23 ans durant avec ce qu'il a comporté comme oppression, tortures, corruption… il en est un qui revêt une signification particulière : «Ben Ali, dégage !». Cette injonction d'une brutalité sans pareille est l'expression de l'exaspération incommensurable d'un peuple en colère. Pour une fois, Ben Ali a compris la volonté des Tunisiens. Il a dégagé. L'Histoire retiendra que ce cri de rage, jailli du fin fond de nos cœurs meurtris par tant d'injustices orchestrées par un individu inculte, corrompu, cynique, a été le déclencheur de l'écroulement d'une forteresse abominable déjà largement fissurée par l'acte désespéré de Mohamed Bouazizi et le sang des martyrs qui lui ont succédé. Le tyran parti, le slogan «Dégage !» ne devrait plus désormais être utilisé en toutes circonstances, mais être retenu sur le plan linguistique comme symbole de la délivrance. Or, dans les jours qui suivirent la journée glorieuse du 14 janvier, beaucoup de protestataires ont continué à user du même slogan au cours de rassemblements et de l'occupation d'un grand nombre d'institutions. Dès lors, cette expression qu'on voulait symbolique est tombée dans la banalité et a perdu la charge révolutionnaire qu'elle avait initialement. A présent, «Dégage !» est sur toutes les lèvres et, dans la course à la chasse aux sorcières, entreprise par des manifestants malintentionnés et avides de cueillir les fruits de la révolution dont ils ont suivi passivement les péripéties, le mot est repris comme un refrain‑: l'ouvrier dit «Dégage!» à son patron, l'employé à ses supérieurs hiérarchiques, l'élève à son professeur ou à son directeur… Des scènes très regrettables qui ternissent l'image de la révolution, la noble cause pour laquelle se sont sacrifiés de valeureux Tunisiens. Il est inadmissible que des groupes d'individus, au nom de la révolution qui n'est pas la leur, se donnent le pouvoir, soit spontanément, soit sous l'effet de manipulations abjectes, de semer la pagaille dans des institutions en voulant évincer leurs responsables avec le même mot d'ordre‑: «Dégage!». Pourtant, beaucoup parmi ceux qui sont à l'origine de la révolution, à savoir, entre autres, les jeunes sans emploi, les grands nécessiteux dans les régions intérieures du pays, n'ont pas le même mot d'ordre parce qu'ils n'ont personne à «dégager» et leur mouvement de protestation ne se matérialise pas par des sit-in parce qu'ils n'ont pas de lieux de travail à occuper, mais ils réclament, parfois un peu trop bruyamment, il faut l'admettre, le droit de travailler ou celui de vivre dans des conditions meilleures. Que de dégâts ont été occasionnés au fonctionnement des institutions, des sociétés, des entreprises par la faute de pseudo-révolutionnaires dont l'unique motivation est de tirer le meilleur profit de la situation pour réclamer des augmentations salariales en recourant à des sit-in et en «dégageant» les responsables. Nombreux sont les employeurs qui s'inquiètent de l'avenir de leurs entreprises, qui vivent au quotidien dans la crainte d'être investis par des salariés perturbateurs ou qui sont dans l'angoisse d'être à tout moment «dégagés». D'autres en revanche prennent les devants en mettant fin à l'activité de leurs entreprises. Tel cet employeur qui, exténué par les revendications virulentes et excessives de ses ouvriers, a décidé de «s'auto-dégager» et par là même de «dégager» les protestataires. On a vraiment abusé de l'usage du mot «Dégage» dans les mouvements de contestation. La fréquence d'emploi de ce terme, devenu à la mode hélas, a usé sa valeur sémantique. Qui n'a pas vibré quand l'expression «Dégage !» a été scandée par des milliers de manifestants à l'adresse de Ben Ali ? Mais à la longue, quand cette injonction est rabâchée n'importe quand et à l'adresse de n'importe qui, on finit par s'en lasser à tel point qu'on a envie de dire «Dégagez !» à tous ceux qui veulent «dégager» quelqu'un.