Par Wicem SOUISSI * • A ma mère, qui s'inquiète un peu de ce que ses enfants ne lui ont pas encore offert le bonheur de voir naître et grandir ses petits-enfants A l'exception peut-être des contrées dotées de solides Constitutions, le monde est de nos jours révolté. Dit autrement, cette révolte est mondiale. C'est pourquoi on ne peut plus, ces jours-ci comme demain, ne pas penser tout d'abord aux autres. En particulier aux proches voisins de la Tunisie, l'Algérie et la Libye , qui se débattent, à leur tour, avec des tyrannies qui leur sont cependant spécifiques. Mais il est clair que mieux ce pays se portera et davantage il pourra œuvrer à asseoir une solidarité fructueuse avec ses homologues en révolte. Or qu'en est il de ce qui se produit sur le sol tunisien ? Dans quelle mesure y a-t-il péril en la demeure ? L'éclairage de ces questions exige du recul. Et pour cause, il est nécessaire de remonter au moins à la genèse du pouvoir entamé par le putsch du 7 novembre 1987. Vingt ans plus tôt, le premier chef de l'Etat de la Tunisie indépendante subit sa première crise cardiaque. L'homme des combats sans cesse victorieux s'aperçoit soudain qu'il est mortel. Il sombre alors, doucement, dans la dépression chronique. Son entourage s'affaire, une sourde guerre de succession pourrit subrepticement la vie politique. Bien des candidats voulant devenir Calife à la place du Calife, dont les colonels algérien et libyen agissant parfois de concert, échouent lamentablement à proximité du but. Perceptible, ne serait-ce que lors de la signature de la fusion tuniso-libyenne à Jerba où le nom même de la Tunisie de toujours disparaît dans une Union de papier certes vite avortée, la détérioration des facultés mentales de l'hôte du palais de Carthage est ensuite telle qu'un obscur personnage militaro-policier, sort de l'ombre, sa maîtresse, et accède à la fonction convoitée de Premier ministre. Ses méfaits antérieurs sont connus. La pourriture suinte de son costume civil. Mais rien n'y fait. Soulagé après qu'on lui eut inculqué par le mensonge la peur du chaos et sans pour autant qu'on puisse dire qu'il fut enthousiaste, le Tunisien et la Tunisienne accordent un chèque en blanc au putschiste, ils croient à un changement. Assurément, en réalité, il y en eut un : pas de régime, du moins dans un premier temps, de président seulement, qui allait ensuite marquer de son empreinte de monstre des égouts un pays tout entier. Que fait réellement le nouveau potentat de l'absence, pour lui jouissive, et il s'y connaît, de contre-pouvoirs ? A l'image du Big Brother imaginé dans 1984, surfant pour sa part sur un état de grâce inattendu, tant au pays qu'à l'étranger, des Etats-Unis à l'Arabie Saoudite en passant par l'Europe, la planète entière, peut-être même l'astre solaire éclipsé et s'il était peuplé d'habitants, il abolit secrètement l'orgasme pour ses administrés. La jouissance, de tout, de rien, surtout de tout, parfois d'un rien du tout, est désormais l'exclusivité du chef et des siens, qu'ils lui soient proches par les liens du sang ou par alliance, voire uniquement par le fait du prince de l'opacité. Vingt-trois ans durant, privée de jouir, de ses diplômes, des fruits de son travail, de sa liberté, de sa dignité, de la vie tout simplement, la jeunesse tunisienne se révolte soudain contre l'ogre, et le sort avec consorts. Jouir, enfin ! C'est tout nouveau. Alors on veut jouir de tout, surtout pas de rien. Et tout, tout de suite ! A l'évidence, une éducation est à entreprendre : former à la citoyenneté, accompagner les réclamations tous azimuts par une pondération rigoureuse de tous les instants, le tout à une vitesse exponentielle. Car, en ces moments, le temps, plus que jamais, s'accélère, pendant que les attentes, et les exigences les plus farfelues s'amoncellent devant l'impéritie de gouvernants, qui paraissent tendre une main peu franche du collier aux enfants du pays, et semblent aussi peu franchement transitoires qu'on peut craindre, raisonnablement, qu'en leur sein, il en est qui aient, en catimini, l'appétit et la voracité de durer durablement. Sans parler de ceux qui, par habitude, donc par seconde nature, dans l'obscurité, parfois scandaleusement au grand jour, continuent de tenter de tirer les ficelles. Au moins deux exigences, dans ces conditions de risque d'instabilité et d'insécurité, autrement dit les deux mamelles de l'effondrement, surgissent. Le premier consiste à diffuser à la vitesse grand V un apprentissage. Quand il n'y a plus de foin au râtelier, les chevaux se battent, dit un proverbe. A cette aune d'avertissement, aux demandeurs voulant bénéficier des fruits, le plus souvent imaginaires, de leur révolution, il y a lieu d'apprendre qu'il est nécessaire de donner pour recevoir. Donner quoi ? Peu importe dès lors que le don est sain : sans arrière-pensées. Le second impératif relève de la tradition aujourd'hui occultée : le sens de l'accueil des étrangers sur le sol de la Tunisie. Touristes de passage, investisseurs pourvoyeurs d'emplois, la liste est longue de ceux qu'il est impérieux de rassurer. Vite. C'est cela fait, et dans les règles de l'art, que la très lourde tâche de déraciner la pourriture et la corruption, qui gangrènent jusqu'au septième sous-sol de la terre tunisienne, peut être menée à son terme. A cet égard, force est de constater que, ancienne place d'Afrique, et, à présent, confusément celle du 14 janvier 2011 et de Mohamed Bouazizi réunis, tant que le tabouret du 7 novembre, progressivement recouvert de fer forgé, ayant fait aussi profondément racine, en somme, métaphore, tant que ce phallus est là, qu'il donne de surcroît l'heure, c'est-à-dire, symboliquement, le temps, il y aura encore quelque chose de pourri au royaume de Tunisie, en attendant qu'advienne une République. Pour l'heure, en effet, en Tunisie, sept et un font, non pas clairement huit, mais trois points de suspension, tandis que sept et deux font, et sans doute feront, neuf. Et c'est avec la reconnaissance d'un sang neuf, celui du jeune révolté assagi par sa conscientisation de circonstances actuellement douloureuses, que le pays reflètera qu'il aura cessé de se battre avec une part inséparable de lui-même pour redevenir, finalement, ce qu'il est, et, plutôt que de se laisser encadrer par une tutelle ou une curatelle, d'assumer pleinement, finalement, son destin. * Journaliste