Par Wicem SOUISSI* Après dix-sept ans, quatre mois et vingt jours d'exil, donner à La Presse ce premier texte d'une série, cela ne va pas sans rappeler que durant cette même période, je n'avais pas vu mon frère, Ghazi, que ma mère, Latifa Nouisri, n'avait revu son fils aîné à l'étranger qu'après huit années de séparation et que mon père, Mohieddine est décédé au pays durant mon absence de Tunisie. Et survint soudain une Tunisie révoltée. Consécutive à une humiliation à vif, l'immolation par le feu, à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi déclenche une fièvre inexorablement contagieuse. Le renversement des repères coutumiers qui s'en est suivi n'en fut que plus radical : réaction de défense démultipliée d'un corps sain contre l'injustice imposée, la dissémination de la contestation fiévreuse administre, depuis, la preuve que les malades sont, non pas les gouvernés, mais, bien plutôt, les gouvernants, sans qu'il faille, ici, jeter la pierre à ceux qui assument la transition. L'immense multitude donnant de la voix, le déluge de mots exprimés, aujourd'hui encore, confusément, est d'ailleurs insuffisant à nettoyer en un tournemain les plaies laissées béantes par le Tyran et consorts. Car, actuellement désordonnée, parfois manipulée, la parole qu'on peut croire, vingt-trois ans plus tard, retrouvée, fut, en réalité, confisquée, broyée, emmurée, mais en aucun cas perdue. L'aurait-elle d'ailleurs été, qu'est-ce qu'une perte, sinon un gain en devenir ? Sans doute a-t-on mis hors de vue cette évidence, qui rend compte de la difficulté constatée d'une expression claire, nette et précise Le traumatisme subi à l'heure du 7 novembre 1987, c'est-à-dire dix-huit ans jour pour jour après l'institution de la fonction de Premier ministre, qui allait progressivement se muer en successeur destourien du chef de l'Etat, ce trauma d'une nation, donc, allait se dérouler sourdement. Au demeurant, transparaissant de la couleur choisie par l'usurpateur, le viol perpétré dans un silence assourdissant sur un pays dans son ensemble ne fut possible que par un aveuglement de masse, et, au premier chef, celui de ce que l'on peine à nommer les élites, en fait la classe politique, si l'on peut dire. Toutefois, des traces demeurent, qui témoignent que, bien avant la consécration d'une candidature unique à la magistrature suprême au printemps 1989, des voix avaient averti du danger de s'en remettre à un seul homme. A l'hiver 1988, le journal Le Phare de Abdejelil El Bahi écrit, pour l'essentiel, que la liberté ne s'use que lorsqu'on ne s'en sert pas. C'était signé de son rédacteur en chef, Lotfi S. Chérif. Résultat, non seulement cet hebdomadaire allait connaître une disparition organisée par les autorités du ministère de l'Intérieur, mais cette mort programmée allait avoir lieu, au mieux dans l'indifférence quasi générale, au pire sous les applaudissements, la plupart des patrons des publications consœurs jubilant à l'idée d'un concurrent en moins. C'est que les préoccupations des uns et des autres étaient ailleurs, notamment tournées vers une quête éperdue de maroquins. Désirs secrets de servilité, ignorance, crétinisme ? Toujours est-il que, au sein de l'appareil partisan, il y avait aussi des hommes et des femmes de bonne foi en faveur de l'auteur d'un coup d'Etat dans lequel personne ne voulait reconnaître un putschiste. En somme, comme à l'observation de la signature avec le nouveau potentat d'un Pacte dit national, le 7 novembre 1988, par des personnalités ne représentant finalement qu'elles-mêmes, ou encore par le représentant du mouvement islamiste non agréé, il fallait les voir y croire pour le croire. Et, à présent, l'on voudrait faire accroire à une révolution du jasmin ! Comme si les révoltés étaient massivement originaires de Sidi Bou Saïd ! Nul n'a pourtant évoqué de jasmin maculé de sang, encore moins d'odeur de fleurs calcinées. A la différence des parlottes dominantes sur le littoral, l'expression des voix des territoires intérieurs désigne précisément qu'il s'agit, en revanche, d'une Intifadha de la Halfa. Et c'est symboliquement bien plus juste au regard de cette herbe dont on sait la célérité avec laquelle elle peut s'enflammer. La fièvre, paradoxalement contagieuse, s'est, de surcroît, propagée jusque par-delà les frontières, se heurtant aux spécificités de chaque pays, ce qui ne constitue pas un défaut, mais une marque de respect. En Tunisie, pour l'heure, elle ne retombe pas. Mais les forces d'inertie, puissantes, rusées et calculatrices, résistent encore au mouvement populaire, qui n'est pas encore coordonné. Faut-il pour autant craindre l'anarchie, projeter comme on l'entend ici et là qu'un ordre nouveau s'installe pour y remédier ? La crise, en réalité, est la porte ouverte aux aventures sans lendemains qui chantent. Mais, une fois rappelé qu'il y a lieu de rétablir l'autorité de l'Etat, que seule la haine de l'autre, de nos jours attisée, est à bannir, il est une autre exigence face aux réclamations et aux revendications partout formulées : allier confiance et réserves fondées aux heures de ce tournant inédit au pays. * Entré dans la profession à l'hebdomadaire Le Phare à la fin des années 80, ancien journaliste à La Presse de Tunisie, Wicem Souissi fut également son correspondant permanent à Paris au début des années 90. Journaliste indépendant en France, il signe ensuite plusieurs tribunes dans les pages «Rebonds» du quotidien Libération. Au début des années 2000, il fonde et dirige une revue culturelle, Languedoc Art Presse. Fondateur et directeur par la suite du mensuel d'informations générales Correspondances International, réunissant journalistes et dessinateurs, dont Selçuk, Aurel aussi. Il collabore depuis 2008 à la revue Hommes et Migrations, et continue de publier des points de vue sur les sites Nouvelobs.com et Rue 89.