Il a fallu du temps pour que La Presse, cette vieille dame qui fête aujourd'hui ses soixante quinze ans, ait son autonomie en devenant maîtresse de sa décision concernant le contenu de ce qu'elle publie quotidiennement dans ses colonnes. Du 12 mars 1936, date de la parution du premier numéro, au 14 janvier 2011, date de la parution du numéro 24.500, et les générations de lecteurs ne peuvent l'ignorer, La Presse de Tunisie s'est toujours vu imposer une conduite docile aux pouvoirs en place, et à aucun moment elle n'a pensé à se rebeller. Les générations de journalistes qui se sont succédé dans les salles de rédaction ont eu des relations ambiguës avec les pouvoirs en place. Pratiquement, sur une période de 75 ans, la ligne éditoriale du journal a toujours été décidée dans les allées du pouvoir en place plutôt qu'à la rue Bach-Hamba. En soixante quinze ans, La Presse a eu des relations très étroites avec les trois pouvoirs qui ont régné en Tunisie de mai 1881 à janvier 2011: le pouvoir colonialiste, le pouvoir bourguibiste et le pouvoir Benaliste. Du 12 mars 1936 au 20 mars 1956, La Presse s'est mise, corps et âme, au service du colonialisme. Le fondateur Henry Smadja fut très clair dès le lancement du journal. Détaillant le programme du nouveau né aux lecteurs, M.Smadja commençait en ces termes : "La Presse, qui naît aujourd'hui, n'a qu'une aspiration: servir la cause de la France, un but: consolider et développer les positions de la France en Tunisie." On ne peut, en effet, être plus clair sur le programme, les motivations et les objectifs pro-colonialistes de La Presse. Son fondateur avait tenu parole, défendant jusqu'à la fin "la cause de la France en Tunisie". Les choses vont changer avec l'indépendance. Récupérée par le jeune Etat indépendant, La Presse allait se mettre au service du "développement de la Tunisie". Elle sera en fait au service d'un homme, Bourguiba, dont elle ne cessera de chanter les louanges jusqu'à son dernier jour au pouvoir, le 7 novembre 1987. Le principe de l'allégeance au pouvoir en place allait se poursuivre après le "coup d'Etat médical" du 7 novembre 1987. Les journalistes de La Presse avaient cru avec enthousiasme au contenu de "la déclaration du 7 novembre". Mais ils n'allaient pas tarder à déchanter, ladite déclaration s'est vite révélée être une grande supercherie. N'ayant guère le choix, le journal allait se mettre de nouveau au service d'un homme, Ben Ali. Lui aussi, en dépit de ses limites criantes, sera encensé du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011. Pourquoi La Presse n'avait guère le choix? La réponse est simple : les directeurs successifs ont tous été nommés par décret présidentiel. Et tout directeur qui acceptait le poste connaissait bien son travail. La déontologie, la vérité, le professionnalisme étaient souvent forcés de s'effacer face à l'"obligation de plaire" au président. Cette obligation de plaire pour pouvoir exister, La Presse l'a traînée comme un boulet au pied pendant 75 ans. Il fallait plaire au pouvoir colonial d'abord, à Bourguiba ensuite, et à Ben Ali enfin. Sans remonter jusqu'au pouvoir colonial, on peut dire sans risque d'erreur que, durant plus d'un demi-siècle, La Presse était le miroir de la forte personnalisation du pouvoir en Tunisie. Elle a contribué sans aucun doute au développement du fléau du culte de la personnalité en chantant les louanges de Bourguiba et de Ben Ali, mais ce n'était pas par conviction. Les instructions, les ordres qui venaient du pouvoir en place étaient pendant de longues décennies les facteurs fondamentaux qui travestissaient La Presse et la détournait de la mission qui devait être la sienne: informer objectivement et librement. Pendant trois quarts de siècle, La Presse n'a jamais réellement joui d'un pouvoir de décision interne. Il a fallu attendre le 15 janvier 2011. Ce jour-là restera marqué d'une pierre blanche dans l'histoire du journal. Ce jour-là, les journalistes ont, pour la première fois depuis le 12 mars 1936, conçu leur journal du début à la fin sans se soucier de la réaction de qui que ce soit. C'était le jour de l'appropriation par les journalistes du pouvoir de décider seuls du contenu de leur journal. Ce pouvoir, nous l'avons et nous comptons le garder. Nous comptons l'utiliser pour la promotion de la liberté de la presse, de l'indépendance de la justice et du développement de la démocratie et de la tolérance. Depuis le 15 janvier dernier, La Presse joue un double rôle. Celui d'un journal d'information libre et objective, et celui de thermomètre à travers lequel le lecteur pourrait juger du degré de la liberté de la presse, de son développement ou, à Dieu ne plaise, de sa dégradation. Que le lecteur se rassure. Si son journal a mis 75 ans pour conquérir sa liberté et son pouvoir de décision, il résistera fortement à toute tentative de dépossession de ses atouts fraîchement acquis, de récupération ou de dévoiement. La Presse est extrêmement reconnaissante à la jeunesse tunisienne qui, à travers sa révolution du 14 janvier, l'a libérée de l'asservissement au pouvoir dictatorial. Elle prend l'engagement d'utiliser cette liberté retrouvée pour contribuer au développement démocratique de la Tunisie, afin que notre pays soit le phare du monde arabe.