Par Soufiane BEN FARHAT "Rappelle, le rappel est bénéfique aux croyants", instruit le Saint Coran. Par moments, l'impératif du rappel est de mise. Michel Foucault l'avait si bien souligné lors d'un colloque organisé par Amnesty International et Médecins du monde : "Nous ne sommes ici que des hommes privés qui n'ont d'autre titre à parler et à parler ensemble qu'une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe… Qui donc nous a commis ? Personne. Et c'est justement cela qui fera notre droit […] Parce qu'ils prétendent s'occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s'arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C'est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements des malheurs des hommes dont il n'est pas vrai qu'ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser à ceux qui détiennent le pouvoir". Vendredi, des mères de martyrs éplorées ont entamé un sit-in à Thala. Les habitants de la ville se sont joints à eux. Ils déplorent des négligences qui font que le sang des leurs demeure toujours vivace. Fraîchement accablant. Avec tous les traumatismes, frustrations et ressentiments que cela suppose. La contagion de la mort touche aussi les vivants. A petites doses, à l'instar de tout cruel supplice. Les plaies sont toujours béantes. Incommensurablement brûlantes, du fait d'un sentiment diffus d'impuissance. Les rancœurs pérennes se nourrissent de l'humiliation persistante. Etrange coïncidence ? Le même jour, M. Taoufik Bouderbela, président de la Commission nationale d'établissement des faits sur les dépassements et abus commis au cours des derniers événements, a tenu une conférence de presse. Il y a révélé que 741 dossiers ont déjà été déposés auprès de la Commission. Soit 98 dossiers de martyrs, 479 cas de blessés et 164 saccages de biens publics et privés. Premier distinguo : il s'agit de dossiers instruits entre le 31 janvier et le 9 mars 2011, dans le Grand Tunis et quelques autres régions. Les membres de la Commission se rendraient, à partir de la semaine prochaine, dans les régions pour procéder à l'audition des familles, des proches des victimes et des témoins. Ainsi, selon M. Bouderbela, on escompte que d'ici un an, on atteindra 1.400 dossiers, dont 300 sont relatifs aux martyrs et 700 aux blessés. Second distinguo : la commission ne remplacera point la justice, seule habilitée à condamner les suspects ou à les acquitter, selon Taoufik Bouderbela. Il précise bien que cette commission appuie le rôle de la justice sans pour autant en être le supplétif. Ce qui ne l'empêche pas de porter déjà un jugement de valeur‑: sur 98 dossiers relatifs aux martyrs, a-t-il expliqué, seuls 20 dossiers font état d'un acte criminel odieux. Pourtant, tous les crimes de meurtre ont fait l'objet d'une information judiciaire, la Commission se penchant sur ces cas "à titre complémentaire". De deux choses l'une, ou la justice est saisie, investigue et tranche, ou la Commission enquête et juge. En plus de l'aberration de la "posture parajudiciaire" d'une Commission qui complète la justice sans la remplacer tout en se prononçant avant elle, le double emploi intrigue. Ajoutons-y le flou artistique gouvernemental et la boucle du cercle absurde est bouclée. En effet, on a proposé des sommes d'argent aux familles des martyrs. Pour nombre d'observateurs, c'est une certaine manière de dissuader ces familles de porter plainte en somme. D'ailleurs, dans leur écrasante majorité, lesdites familles ont refusé cet argent. "Nous ne vendrons jamais le sang de nos enfants", m'ont déclaré des mères en pleurs à Thala. Avant-hier, un jeune homme m'a abordé à Tunis, en fin d'après-midi : "Monsieur Ben Farhat, je vous connais et je vous respecte, m'a-t-il dit. Je vais vous faire une confidence. Je fais tout mon possible pour me dissuader de me faire vengeance moi-même. Mon frère a été froidement abattu par un policier au cœur de Tunis, la scène a été filmée. L'assassin de mon frère est clairement identifiable. On a frappé à toutes les portes, en vain. Ma mère est désespérée. Notre vie, mon père, mes frères, mes sœurs et moi, n'a plus de goût. Je ne voudrais pas devenir assassin à mon tour. Toutes les fois que je vois une personne en uniforme, je change hâtivement de trottoir." Vérifiées, ses preuves semblent tangibles. La vie est étrange. Foucault a raison : le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser à ceux qui détiennent le pouvoir…La voix des martyrs ne doit guère demeurer muette.