Par Hmida BEN ROMDHANE Kenya Kurihara est le directeur de l'agence "Mosquito". Une agence japonaise spécialisée dans la production de programmes TV. La semaine dernière, il était en Tunisie pour la réalisation d'un programme sur "la nouvelle liberté d'expression", et parmi les lieux visités par M. Kurihara pour les besoins de son enquête figurait La Presse de Tunisie. Juste avant son départ de Tokyo vers Tunis, le Japon fut frappé par le plus grand désastre depuis la Seconde Guerre mondiale. Le tremblement de terre et le tsunami avaient transformé la côte du Nord-Est japonais en zone sinistrée. La ville de Sendai, d'où est originaire Kenya Kurihara, est entièrement dévastée. Au moment de son départ pour Tunis, Kenya Kurihara savait que sa ville natale a subi les dégâts les plus lourds, mais n'avait aucune idée sur le sort de son père et de ses deux frères qui habitaient Sendaï. Ou plutôt si. Au vu des destructions à grande échelle causées en l'espace de quelques minutes par le séisme de magnitude 9 sur l'échelle de Richter et par la vague infernale de 15 mètres de haut, il était impossible que les Kurihara père et fils fussent encore du monde des vivants. Pourtant ils se sont débrouillés pour le rester et la bonne nouvelle, Kenya Kurihara l'apprendra à l'aéroport de Tunis-Carthage. Les employés de l'agence "Mosquito" découvriront que le père et les frères de leur directeur sont vivants au moment où il était dans l'avion quelque part dans l'espace infini qui sépare l'Extrême-Orient du Maghreb. Ils appellent leur contact à Tunis, Mme Miwa Mutsuminé Jilani, une traductrice japonaise mariée à un Tunisien. Elle vole vers l'aéroport pour annoncer la bonne nouvelle au directeur de "Mosquito" qui se rappellera longtemps de Tunis-Carthage pour y avoir été secoué par la plus grande émotion de sa vie. A son arrivée à La Presse, Kenya Kurihara était neutre. On ne pouvait absolument rien lire sur son visage. Ni la joie d'avoir su que sa famille était saine et sauve ni la tristesse de voir son pays encore une fois dévasté. Cette neutralité face aux sentiments est l'une des principales caractéristiques de l'âme japonaise. Cette capacité de maîtriser ses émotions est l'une des principales forces du peuple de l'Empire du Soleil Levant. A moins que ce ne soit l'une des principales faiblesses des Japonais. Tous les excès ne sont pas bons, même quand il s'agit de politesse. Rappelons-nous les champions japonais des jeux olympiques de Moscou en 1980. On avait dû leur apprendre à exprimer un peu d'émotion face aux caméras de télévision au moment où ils recevaient leurs médailles sur le podium. Ou encore ce sexagénaire de Sendai qui, après une demi-heure d'entretien avec un journaliste, a dû faire un effort extraordinaire pour avouer enfin que sa maison fut emportée — Dieu sait où — par le tsunami. Se faire violence pour cacher ses sentiments est typiquement japonais. Se faire violence pour remplir ses engagements dans des conditions extrêmes est un luxe propre aux Japonais. Il n'est pas donné à tout le monde de laisser son pays dévasté par un désastre biblique et d'aller enquêter à douze mille kilomètres de chez soi. Kenya Kurihara est venu enquêter sur "la nouvelle liberté d'expression" en Tunisie en dépit de la terrifiante incertitude sur le sort de sa famille qui le rongeait. Il l'a fait parce que, avant la catastrophe, il avait pris l'engagement de le faire. La décision du patron de "Mosquito" de venir, en dépit des conditions extrêmes que vivait son pays, enquêter dans un pays aussi lointain et aussi peu familier pour le Japonais moyen est révélatrice de cette ténacité extraordinaire de ce peuple qui n'a pas volé sa réputation de "Sisyphe des temps modernes". Le malheur a frappé le pays d'accord. La catastrophe est terrifiante sûrement. On ne peut rien faire contre les forces de la nature sans aucun doute. Mais ce n'est pas une raison de baisser les bras, d'ajourner ou d'annuler ce qui était programmé et de rester planté là à contempler les ruines. Le secret de la force des Japonais est là. Probablement le mot le plus utilisé par les Japonais est "Shoganaï", qui veut dire "on ne peut rien contre les forces de la nature". Pays de séismes, de tsunamis, de volcans en activité, de montagnes hostiles et de typhons, le Japon est, de surcroît, une île. Entourés d'eau de partout, les Japonais ne peuvent fuir nulle part. Ils peuvent répéter "Shoganaï" du matin au soir, ils n'ont d'autre choix que de réparer les dégâts causés par le déchaînement incessant des forces de la nature. De répéter toujours le même geste, celui de reconstruire ce qui est détruit. Tel Sisyphe qui remonte son rocher au sommet de la montagne chaque fois qu'il retombe. D'après les calculs du gouvernement japonais, les pertes causées par le séisme et le tsunami du vendredi 11 mars sont les plus élevées de l'histoire des désastres naturels. Elles s'élèvent à 300 milliards de dollars, de quoi vous mettre en valeur un continent. Mais les Japonais sont bien armés. Ils ont assez de grandeur d'âme, assez de force de caractère pour l'emporter encore une fois sur les forces de la nature. C'est à se demander si, en répétant souvent "Shoganaï", ils ne sont pas en train de narguer les forces de la nature. C'est à croire que la vraie signification de "Shoganaï" est que " la nature peut se déchaîner autant qu'elle veut, nous reconstruirons tout ce qu'elle détruit". La reconstruction a déjà commencé.