Autant en emporte le temps. Autrefois, les selliers se chiffraient en dizaines, éparpillés ça et là, à travers le quartier El Marr , au cœur de la Médina de Kairouan. La réputation des selles kairouanaises brodées au fil d'or avait, à un certain temps, dépassé les frontières maghrébines pour aller au-delà du pourtour méditerranéen. Tunis, abritait sous le règne des Hafsides, un souk des selliers, actuellement «Essakagine». Sfax, Sousse, Béja compteront dans leurs souks une corporation des selliers. Nombreux furent ces artisans qui ont su mener à pareille perfection la selle d'apparat. Aujourd'hui que les impératifs des temps modernes sont bien là, le métier connaît des difficultés et il lui faudra beaucoup pour se relever. Regard sur un artisanat très ancien et étroitement lié au cheval et aux cavaliers. Le dernier sellier, c'est lui, Abderrazak Essid, propriétaire d'un atelier à la rue Essakagine, à Kairouan. Il a aimé le cheval dès son jeune âge et a appris le métier auprès de son père, Hamouda Essid. Ayant transmis l'art de la sellerie à ses enfants, il forme avec eux une équipe homogène qui se partage les tâches. Près de trente années dans le métier, il a toujours exercé son métier avec passion. Abderrazak Essid se souvient encore des beaux jours où les cavaliers affluaient de Sidi Amor Bouhajla, Sidi Ali Ben Nasrallah et Meknassi, requérant les services des selliers pour orner leurs montures de somptueuses selles. «Les affaires marchaient bien pendant la cueillette des olives», observe-t-il. C'est après un long apprentissage qu'il est parvenu à fabriquer sa première selle. Il en était si fier, car cette réussite était déterminante pour sa future carrière de sellier. «La sellerie d'apparat est un art à part entière. Cela nécessite beaucoup de patience et une implication constante, sachant que la dimension esthétique est très importante», relève l'artisan avant d'ajouter qu'il faut pas moins de cent vingt jours pour fabriquer une selle d'apparat, dont le prix varie aujourd'hui entre deux et sept mille dinars, en fonction des matériaux utilisés. Elle se compose d'un arçon, une sorte de carapace en bois recouverte de peau qui est revêtu d'une housse et que recouvre un tapis de selle qui descend sur les flanc de la bête. Le harnachement du cheval comprend également la têtière, qui comprorte également les œuillères, le poitrail, qui est une ceinture rattachée à la selle, le collier et la bride. Faute de cavaliers et de fantasias Décrivant le processus de la fabrication, Abderrazak Essid fait remarquer, qu'entamant ses œuvres, il commence par le découpage des peaux. Il les débite selon les besoins : chemise de selle, têtière, poitrail, etc. Il se sert, à cet effet, de patrons en carton. Et lorsqu'il trouve que le maroquin doit être collé, après décor, sur une peau de bœuf ou de chèvre, il n'hésite pas à composer la surface nécessaire de plusieurs morceaux tirés des chutes. Les deux pièces à coller ensemble sont amincies au blanchard, parées au ciseau et collées. Cette opération est dite tawsil, comme le relève notre interlocuteur. Puis, quand la pièce doit être décorée, l'artisan procède au doublage, au moyen d'une carte rigide ou d'un carton léger. «Parfois, un simple décor au trait est prévu sur un maroquin qui doit être doublé au cuir de bœuf. Dans ce cas, il faut assurer une parfaite adhérence entre les deux peaux. Dès que ces dernières paraissent suffisamment encollées, on les applique l'une contre l'autre et l'on martèle légèrement l'ensemble, à l'aide du pilon de bois. Ensuite, on ébarbe à l'aide de gros ciseaux les parties de la doublure qui dépasseraient le cuir», affirme notre interlocuteur. Il laisse également entendre que la préparation des patrons de broderie requiert une bonne partie de son temps, puisqu'il s'agit d'un travail minutieux. Il dispose de toute une gamme de décors dont certains modèles sont hérités des aïeux, alors que d'autres sont le fruit de sa propre création. Cette préparation se fait en deux temps : reproduction du modèle et découpage. Pour ce qui est de la première partie, le modèle est reproduit sur un papier à dessin, soit directement s'il est composé de tête, soit par copie, à l'aide d'un carbone hectographique ou par pression. Le sellier utilise pour cette opération le traceret en fer, dit mersem. S'agissant de la deuxième partie, à partir de ce qui va lui servir de patron de coupe kaleb, il découpe trois autres modèles, à l'aide du découpoir dit mefred. Il s'agit là d'une description servant à démontrer le caractère minutieux du travail. Par ailleurs, l'œuvre du sellier ne semble point s'arrêter à ce stade-là qui n'est qu'une première étape pour préparer les conditions d'un travail fluide et sans handicaps. Il lui reste pour autant bien du travail, à commencer par la confection de l'ensemble dit ljam (bride), des étriers, des étrivières et des éperons, pour en arriver par la suite à l'équipement du cavalier : le chapeau-parasol, la ceinture-cartouchière, les sacoches, les bottes, le porte-pistolet, le herem (une longue pièce d'étoffe tissée en coton, en laine et coton ou encore en laine et soie dont il se drapera), etc. Tout cela pour dire que la sellerie d'apparat, cet artisanat relevant de tout un patrimoine socio-culturel- risque une proche disparition, en l'absence de jeunes pour assurer la relève. Toujours est-il que les produits de ce métier sont destinés aux cavaliers de fantasia, lesquels se voient eux-aussi remarquablement diminuer par les temps qui courent. Et ce, à cause de la rareté des festivals encourageant ces pratiques et rites ancestraux. Sauver la tradition de la déperdition passe nécessairement par une reconstitution des festivals (qui sont venus se substituer aux zerdas ancestrales) organisés dans les régions connues pour leurs activités équestres telles celles de Sidi Amor Bouhajla et Meknassi.