Indifférent au brouhaha et au concert de klaxons qui règnent à la rue Bab Souika, un artisan, dont le petit atelier a pignon sur rue, travaille sans lever la tête. A l'intérieur de son local éclairé par les rayons de soleil s'infiltrant à travers une petite lucarne, des cardes et des tamis de tous genres sont accrochés telles des cimaises. Pourtant, la batterie de tamis de différentes tailles et de différentes couleurs ainsi exposée ne semble pas attiser la fièvre consumériste des passants. Cependant, loin de battre en retraite, notre vieil artisan n'arrête pas de tisser des fonds de tamis. C'est l'un des derniers rescapés du temps du tout industriel. A 65 ans, ou presque, Hadj Mohamed Trabelsi confectionne des tamis avec la même adresse et la même finesse d'autrefois et dégage, de temps à autre, un soupir chargé de sens. Est-ce le malaise d'un homme qui se sent dépassé par les évènements? Ou le chagrin d'un artisan assistant, impuissant, au crépuscule de son métier? Jadis, comme l'affirme Hadj Trabelsi, les artisans de tamis peuplaient les rues «El Hara», «El Marr» et «El Hraïria». «Une fois la saison des provisions à nos portes, le temps est à la danse des tamis. Les souks en font écho», assure notre interlocuteur. De nos jours, les artisans qui pratiquent encore cette discipline ancestrale se comptent sur le bout des doigts. Il en reste quelques-uns éparpillés çà et là, dans la Médina. Le métier tout constat fait, connaît la mort à petit feu. Assurément, ceci attriste et afflige si l'on songe au maillon de la chaîne. Sachant que l'origine du tamis remonte à une époque bien lointaine. Les Egyptiens l'ont utilisé dès la haute Antiquité. Les Grecs et les Romains en ont diversifié l'usage. Les Espagnols étaient les premiers à fabriquer des tamis en lin et les Gaulois en crin de cheval. Nos aïeux ont, quant à eux, démontré leur dextérité manuelle en produisant plusieurs modèles reflétant le degré de leur savoir-faire. Hadj Trabelsi en témoigne. «Le tamis est à la gent rurale ce que la musique est au musicien. Sans quoi l'on peine à s'affirmer. La nourriture y dépendait de tout temps et la dextérité des femmes se mesurait à leur art de passer au crible tous genres de grains», observe notre interlocuteur. L'art de cribler se transmet de mère en fille et celui de confectionner des tamis, de père en fils. Mais autant en a emporté le vent. Les choses ont changé. «Par les temps des lave-linges et des machines à coudre, nos jeunes, garçons et filles, toutes catégories confondues, ricanent au vu d'un tamis ou encore de sabots de bain maure. Ils en ignorent, à vrai dire, l'histoire et la symbolique», ajoute notre témoin. La faute à l'éducation? A l'engloutissement du temps? A la perte de repères? Perpétuer la tradition Portant le nombre de ses années passées au service du métier comme un médaillon honorifique sur sa poitrine, Hadj Trabelsi est fier de son labeur et de ses débuts. Il a fait ses premières armes chez François Babaroni, un maître de l'époque, propriétaire d'un atelier, autrefois sis Porte de France. Puis, après un long itinéraire, il a débarqué chez Hadj Naceur, un autre virtuose qui vient de tirer sa révérence, passant le flambeau à un successeur. Le silence de Hadj Trabelsi dans le brouhaha de la ville donne libre cours à l'art de ses doigts pour confectionner encore des tamis et perpétuer la tradition. Ses tamis sont très demandés, surtout à l'approche de la saison des provisions. Il produit divers types de tamis. A commencer par celui de calibrage (saqât), servant à calibrer du couscous à gros grains et des olives. Ensuite, le tamis d'orge et du blé, utilisé pour la séparation du son après la mouture des grains. S'y ajoutent consécutivement le tamis de farine (ghorbel smid) et le «ghorbel bsissa», auparavant importé de Malte et aujourd'hui de Tchéquie. Evoquant le matériel nécessaire à la fabrication des tamis, notre interlocuteur rappelle qu'il s'agit d'une industrie très simple et quelques outils suffisent pour réaliser ce genre d'objet. «Il faut disposer d'une barre de fer, munie de crans pour le passage des fils, d'une deuxième barre dépourvue de crans et moitié moins large que la première, de deux tiges de fer semblables, dont l'une servira de barre de lisse et l'autre à remplir l'office de baguette d'envergure, d'un morceau de bois en forme de T, d'une aiguille qui servira de navette, d'une petite terrine pleine d'eau dans laquelle trempent les fils et d'une éponge», explique-t-il. Pour la majorité des tamis fabriqués en Tunisie, l'artisan fait remarquer que l'on utilise des peaux de moutons, de brebis et d'agneaux. Le métier est, au demeurant, une composante inséparable du patrimoine tunisien. Sur ce, il convient de le sauver de la déperdition.