Comment réussir la transition démocratique en Tunisie en s'appuyant sur d'autres expériences à l'instar de celles de l'Espagne, du Portugal, du Chili ou de l'Allemagne ? Comment s'inspirer de ces expériences afin d'éviter de tomber dans les erreurs commises par les Allemands, par exemple, comme la non-dissolution du Parti communiste est-allemand ? Comment faire en sorte que les collaborateurs du régime déchu, plus particulièrement les plus compromis, ne bénéficient pas des garanties offertes par la justice et leur barrer la route à un retour aux responsabilités, grâce précisément à leur capacité d'user de combines et de méthodes détournées pour se réimposer sur la scène politique comme si de rien n'était ? Ces interrogations et autres problématiques ont été soumises, hier matin, à un débat ouvert et approfondi organisé par l'Observatoire de la transition démocratique en partenariat avec la Fondation Hanns Seidel-Maghreb. Portant sur le thème «La transition démocratique : l'expérience allemande», la rencontre a permis au Pr Abdelfattah Amor, président de la Commission d'investigation et des malversations, et à trois responsables allemands qui ont vécu l'expérience de la démocratisation de l'Allemagne de l'Est d'apporter leurs témoignages d'acteurs agissants sur ce qui a été fait jusqu'ici en Tunisie pour dévoiler le système de corruption imposé aux Tunisiens durant une période de 23 ans, d'une part, et sur ce que les Allemands ont mis en œuvre en 1989 pour que les citoyens de la RDA puissent accéder au statut de citoyens maîtrisant leur sort et décidant de leur avenir, d'autre part. Un processus de déconstruction et de reconstruction Aussi bien M. Hamadi R'dissi, président de l'Observatoire de la transition démocratique, que le représentant de la Fondation Hans Seidel-Maghreb ont mis l'accent sur l'importance de s'imprégner des expériences des uns et des autres afin que la transition puisse aboutir et que la démocratie, corollaire de la révolution, puisse aboutir. Pour le Pr Abdelfattah Amor, la transition doit «être perçue comme un processus de déconstruction et de reconstruction, lesquelles sont fonction des données économiques et sociales du pays». En Tunisie, la transition s'exerce à travers trois commissions : la Commission de la réforme politique, la Commission d'établissement des abus (policiers) et la Commission d'investigation sur la corruption et les malversations. Comment déconstruire un système dont les fondements ont été cultivés durant 23 ans ? «Commençons par établir un constat, souligne le Pr Abdelfattah Amor, la Tunisie a connu un véritable système de corruption dont chaque élément est en relation avec les autres éléments. Il a gangrené les institutions de l'Etat et il se retrouve dans pratiquement tous les secteurs de la vie, du simple citoyen jusqu'au président de la République. La corruption a été intériorisée et beaucoup de Tunisiens la percevaient comme faisant partie de la normalité des choses. Quant à la ‘‘pistonie'', elle est devenue un comportement ordinaire que beaucoup pratiquaient en bonne conscience». Et le Pr Abdelfattah Amor de reconnaître que jusqu'à maintenant, nous n'avons «pas saisi l'ampleur du phénomène, d'où l'importance d'agir sur les esprits. L'entreprise est très difficile. Nous sommes convaincus que nous ne saisirons jamais l'ensemble des faits. La justice sera-t-elle en mesure de gérer tous les dossiers ? Seul l'avenir nous le dira». Le président de la Commission d'investigation sur la corruption et les malversations est convaincu qu'il y a d'autres formes de justice à l'instar des réparations, de la réhabilitation de la dignité et de la respectabilité des citoyens. «Les intérêts en jeu étant très importants, ce n'est pas un hasard si la commission est l'objet d'attaques quasi-quotidiennes». Le Pr Abdelfattah Amor appelle à la création d'une institution permanente de lutte contre la corruption qui se fondera sur les principes de transparence, de motivation, de participation et de responsabilisation. L'impératif de sécuriser les archives Directeur du mémorial Berlin-Hohenchonhauser (un des anciens centres de la Stasi où furent incarcérés des milliers de dissidents politiques de la RDA), le Dr Hubertus Knabe a notamment insisté sur la gestion des documents et des archives de la Stasi (la police politique de l'ex-Allemagne de l'Est) et du ministère de la Sécurité où 91.000 collaborateurs exerçaient officiellement et 180.000 le faisaient à titre officieux. «Les collaborateurs de la Stasi voulaient détruire les dossiers et les citoyens les ont empêchés de le faire. La volonté de destruction des documents de la honte était tellement forte que les collaborateurs les ont déchirés à la main. Aujourd'hui, plus de vingt ans après, nous nous retrouvons avec 16.000 sacs de documents à recomposer. Quant au parti, il est parvenu à détruire ses archives». Comment juge-t-il la décision de ne pas dissoudre le Parti communiste de l'ex-RDA et quelles ont été les conséquences ? Le Dr Knabe estime que c'était une erreur à ne pas commettre. «La preuve, le parti qui a changé, en cours de route, son nom à quatre reprises, dispose aujourd'hui de11% des sièges au Parlement. Encore plus inquiétant, beaucoup de députés actuels sont d'anciens collaborateurs de la Stasi. Un chiffre encore plus choquant : sur 100.000 procédures d'instruction, seules 40.000 personnes ont été jugées et les retraités de la Stasi perçoivent une prime de retraite de loin supérieure à celle versée aux anciens dissidents». Pas de modèle miracle «Nous ne sommes pas venus pour vous donner des leçons ou vous tracer des recommandations à suivre dans la mesure où il n'y a pas de modèle miracle ou de recette à appliquer partout. Chaque pays doit imaginer la solution qui s'adapte à ses réalités». Voilà en substance l'intervention de M. Christoph Schaefsen, ancien directeur du parquet de Berlin, responsable des enquêtes sur les crimes de l'ancien régime. Il précise, cependant, à propos de la démarche suivie en Allemagne pour juger les anciens responsables, que «la gestion pénale a été une change lourde (100 juges et 10 ans). Les résultats ont été très timides. Seules 750 personnes ont été jugées». L'ancien directeur du parquet de Berlin n'a pas manqué de reconnaître qu'il est très difficile de condamner les responsables des anciens régimes. Revenant sur le débat, il a relevé que la création des commissions est une décision très importante dans la mesure où elles apportent une aide cruciale à la justice, contrairement à ceux qui prétendent qu'elles empiètent sur les compétences des magistrats et font double emploi avec l'action de la justice. Ancienne déléguée du Land Saxe-Anhalt pour les documents de la Stasi de l'ancienne RDA, Mme Edda Ahrbers considère que les villes et les régions ont un rôle important en matière de gestion des questions de la mémoire. «Les lieux de la répression doivent être mis en sécurité dans la mesure où ils représentent des lieux de mémoire pour les anciens prisonniers et pour les jeunes», souligne-t-elle. Elle appelle à la création d'associations de victimes afin d'obliger les pouvoirs publics à réagir et à préserver la mémoire des combattants de la dignité et de la liberté. «L'accompagnement psychologique ne se limite pas aux victimes. Il touche également les indicateurs, les citoyens obligés de collaborer et les familles ainsi que les enfants des bourreaux», conclut-elle.