Par Jalel SAADA Depuis quelques jours, l'effervescence est à son comble et le débat sur la question de l'inéligibilité des ex-responsables du RCD et des gouvernements successifs de Ben Ali aux futures élections de l'Assemblée constituante occupe les médias, les forums de discussion, et d'une façon générale toute la classe politique tunisienne. Faut-il exclure ceux qui ont exercé des responsabilités au sein du régime déchu au cours de ces dix dernières années ou bien tous ceux qui ont joué un rôle de premier plan à un moment donné du règne de Ben Ali qui a duré vingt-trois ans ? Ainsi sont résumés les deux pôles de l'alternative qui semblent susceptibles de provoquer un blocage politique au moment même où le temps presse pour voir s'installer un gouvernement légitime, issu des urnes et capable de conduire la difficile période de transition. Or ce sont les élections de juillet 2011 qui nous permettront enfin d'accéder à cette étape fondamentale qui permettra de clore le débat sur la légitimité actuelle aussi bien du gouvernement provisoire que des différentes institutions et commissions. Dans les circonstances actuelles, aucun des arguments relatifs à l'inéligibilité ne peut revêtir le caractère d'équité souhaitée par tous. Optons rapidement pour la moins injuste et allons vers l'essentiel. Il me semble que les termes du débat ne sont pas à la hauteur des enjeux de la période que nous vivons et ne posent surtout pas la véritable question sous-jacente à la polémique actuelle. Il ne s'agit pas tant de définir les profils des Rcdistes inéligibles mais il s'agit de démonter le système politique et institutionnel qui a donné naissance aux dérives dont ils se sont rendus coupables. Ce système s'intitule le Parti-Etat ou bien le Parti de l'administration. C'est lui qui est à la source même de l'autoritarisme politique, de la corruption et du clientélisme que nous voulons remettre en cause. En vérité, les limites du pluralisme partisan que nous avons connu sont autant dues à la répression des partis de l'opposition qu'à l'existence d'un Parti-Etat (PSD devenu RCD) qui a été l'unique médiateur entre la population et l'Etat. Ce dont il faut se préoccuper en réalité ce sont les conditions institutionnelles et politiques qui ont donné naissance à ce système pour le détricoter une bonne fois pour toutes et le jeter aux orties. Présidé par le président de la République, chef de l'Etat, le Parti-Etat a pour rôle d'encadrer l'ensemble de la population à travers un maillage serré du territoire et des institutions et d'organiser la relation clientéliste entre gouvernants et gouvernés. La chaîne du pouvoir obéit à une règle implacable et s'organise selon une structure pyramidale où chaque responsable tire sa légitimité non de ses compétences ou de son indépendance d'esprit mais de l'allégeance et de la fidélité qu'il voue à son responsable hiérarchique. De sorte que de proche en proche, cette chaîne remonte jusqu'au président de la République qui est en même temps président du parti. Les cellules, les comités de coordination, le comité central et le bureau politique, toutes ces structures sont au service d'un seul homme et de son clan. Par ailleurs, aucune institution ne pouvait prétendre à la neutralité ou échapper à la surveillance du Parti. Les cellules politiques du parti au pouvoir ont investi l'administration, la justice, la police, la douane, les mairies, les délégations, les gouvernorats, les syndicats, les associations… Les taâlimat (instructions) venues d'en haut supplantent les règles de fonctionnement et même les textes de loi. Il suffit qu'un fonctionnaire prononce la formule magique âandi taâlimat (j'ai des instructions) pour que son interlocuteur déclare forfait; car les taâlimat viennent toujours des très hautes sphères du pouvoir qui ne souffrent aucune contestation et devant lesquelles il faut s'aplatir ou prendre le risque d'être broyé. Pour tout et n'importe quoi, le Tunisien a pris l'habitude de rechercher l'appui d'un «piston» lequel monnayera son «intervention» pour lui faciliter l'obtention d'un papier, d'un emploi, d'une autorisation auxquels il a droit mais qu'il ne peut obtenir aisément... La superposition de la hiérarchie politique et administrative a fini par verrouiller définitivement le système (le ministre est en même temps membre du comité central ou du bureau politique). Plus de cinquante ans de Parti-Etat ont enraciné la culture clientéliste, de la corruption et de la soumission. Le Parti-Etat attire vers lui tous ceux qui sont à la recherche de la satisfaction d'un intérêt particulier que ce soient les individus ou les hommes d'affaires. Car tout en produisant l'autoritarisme voire la dictature, le Parti-Etat fait le lit des pratiques mafieuses dont nous avons été témoins tout au long de ces années. La carte d'adhérent du Néo-Destour, puis du PSD et enfin du RCD était le sésame dont il fallait se prémunir si l'on veut voir progresser sa carrière, bénéficier de quelques passe-droits ou échapper aux caprices d'un fonctionnaire véreux. Cette réalité de terrain explique largement le chiffre de deux millions d'adhérents affiché par le RCD avant sa dissolution. Et il n'est donc pas étonnant que, en dehors de ceux qui vivaient du système et de leurs milices privées, au moment de la Révolution, rares sont les Rcdistes qui se sont levés pour défendre Ben Ali et son clan. Président éclairé, grand réformateur, visionnaire, patriote méprisant les richesses matérielles, Habib Bourguiba n'a pas pu empêcher son parti, le PSD, Parti-Etat, d'institutionnaliser les dérives clientélistes et de l'introniser président à vie ! Il s'agit donc bien d'une question institutionnelle et non de personne. Avec Ben Ali, homme cupide, inculte et aimant tout ce qui brille, même d'un éclat trompeur, le palais présidentiel s'est transformé en quartier général des opérations mafieuses et criminelles! Quelle que soit la dénomination du Parti-Etat, fût-elle le Parti de la Révolution du 14 janvier 2011, le ver sera dans le fruit. Aussi est-il important que nos spécialistes du droit constitutionnel et nos futurs représentants à l'Assemblée constituante nous trouvent les parades institutionnelles efficaces contre ce danger qui continuera à menacer l'avenir de la démocratie en Tunisie. Les constitutions des vieilles démocraties pourraient représenter des sources d'inspiration.