Le lendemain de la révolution, la librairie El Kitab, sise à l'avenue Bourguiba au centre-ville de Tunis, réussissait un joli coup médiatique en exposant dans ses vitrines tous les livres censurés sous l'ère Ben Ali. Ils n'étaient pas encore mis en vente, que la devanture d'El Kitab ne désemplissait pas jusqu'à très tard dans l'après-midi. Mais les regards du public distillaient une telle envie… Tous ces objets de désirs coûtant au-delà des bourses moyennes des petits fonctionnaires, cadres moyens, enseignants, journalistes, étudiants, qui traversaient chaque jour l'Avenue… La prohibition politique se substitue-t-elle à une sélection économique encore plus frustrante que la première. Les éditeurs, tous des intellectuels engagés, Raouf Raissi (RMR Editions), Nouri Abid (Dar Mohamed Ali) et François Gèze (La Découverte), ont dû intercepter cette soif de lecture chez les Tunisiens. Leur initiative d'entreprendre une édition solidaire (10 dinars l'exemplaire) de six ouvrages évoquant tous le pouvoir autoritaire, sécuritaire et dictatorial de Ben Ali et de sa famille, le bâillonnement de la parole et la corruption au sommet de l'Etat, fait partie de cette ferveur révolutionnaire, qui s'est propagée chez nous après le 14 janvier. Trois parmi ces titres, disponibles un peu partout, dans les librairies, les kiosques à journaux et les grandes surfaces, sont des enquêtes réalisées par des journalistes : «Notre ami Ben Ali», de Nicolas Beau et Jean Pierre Tuquoi, «Tunisie, le livre noir», par Reporters Sans Frontières et «La Régente de Carthage», de Nicolas Beau et Catherine Graciet. Pour donner un plus grand écho à ce projet de culture démocratique, une traduction arabe a couvert cette série de pamphlets. Les trois autres livres sont des essais, des prises de position contre le système de l'ex-Président. Il s'agit d'«Une si douce dictature», de Taoufik Ben Brik, «L'Europe des despotes», de Sihem Ben Sedrine et Omar Mestiri et de «La force de l'obéissance», de Béatrice Hibou. La quatrième couverture de chacun de ces livres a été confiée à un parrain : un militant des libertés et des droits de l'homme. Les témoignages de Mohamed Abbou, Ahmed Mannai, Mohamed Ali Halouani, Mohamed Néjib Hosni, François Gèse et Mohamed Essghaier Derbali nous éclairent encore plus sur l'étendue d'un système coercitif, qui ne prévoyait aucun espace pour une mode de pensée critique. Tous les auteurs tunisiens ont été persécutés par l'ancien régime. Cette initiative éditoriale est aussi une manière de rendre hommage à leur courage. Contre un système impitoyablement répressif, ils ne portaient de bouclier que leur parole nue…