Par Soufiane BEN FARHAT L'armée critique la position du bureau exécutif de l'Association des magistrats tunisiens. Cette dernière est aux prises avec certains avocats. Lesquels sont pris à partie par nombre d'auxiliaires de justice associés à d'autres corps de métiers. Ailleurs, des ingénieurs sont aux prises avec des techniciens supérieurs, des permanents avec des vacataires, des contractuels avec des temporaires. Avant-hier, British Gas Tunisia, premier producteur de gaz naturel en Tunisie, a déclaré qu'il sera "obligé de fermer à partir de samedi" si le problème d'accès à ses sites de production à Sfaxn'est pas résolu. Un peu partout, les corporatismes tiennent le haut du pavé. C'est la guerre de tous contre tous. On ne le sait que fort bien : l'homme fait la laideur de ce qu'il abhorre. Et il arrive souvent, sous nos cieux comme ailleurs, que les opinions des uns soient assumées et conçues comme autant de chaînes pour d'autres. Chacun défend les saints patrons de son bled, instruit le proverbe. Mais le pays, l'Etat, les institutions, sont nettement plus grands que le bled. La citoyenneté est, par essence, refus de l'esprit de clocher et des étroites querelles de chapelle. La Révolution est une formidable libération d'énergies jusque-là étouffées, ankylosées ou réprimées. Elle est aussi, sous certains aspects, logée à l'enseigne de la confusion. C'est inévitable, ou presque. Mais tous les griefs, toutes les revendications, ont un seuil. On ne saurait, au nom des particularismes, passer outre l'esprit civique et citoyen. On ne saurait. L'hypothétique est de mise. Toujours, par les temps qui courent. La problématique des corps de métiers qui s'étripent, intra-muros et extra-muros, est symptomatique. Elle révèle le pire des déficits démocratiques. Celui qui se love dans les replis des consciences et s'incruste dans les esprits. C'est-à-dire au niveau de l'essentiel. La conscience vive cimente la citoyenneté active. Autrement, le moindre relâchement laisse libre cours aux replis, à l'arbitraire, sur fond de démonisation de l'Autre. Ou des autres. On l'a vérifié ces dernières semaines avec les télescopages navrants de plusieurs professions, notamment libérales. Pourtant, lesdits corps de métiers s'étaient unis comme un seul bloc à la faveur des mouvements et dynamiques qui avaient présidé à la Révolution. De quoi clamer haut et fort avec Mahmoud Darwich : "Comme la Révolution est grande, comme l'Etat est petit". Une précision s'impose toutefois. L'Etat n'est guère en crise chez nous, mais bien plutôt le régime politique. Dès lors, plutôt qu'en termes d'Etat, nous devrions sans nul doute parler d'establishment. La légitimité est acquise, certes. Elle est révolutionnaire. La légalité est, cependant, en phase d'édification ou de reconstruction. Et qui dit légalité dit norme. C'est-à-dire la loi, qui, fondamentalement, ordonne, permet ou interdit. Pour l'heure, à défaut d'instance législative, l'establishment régente le pouvoir exécutif. Sur la base de la concertation et du consensus minimum, si sujet à âpres échanges et débats soit-il. En même temps, nous assistons à une espèce de confusion des pouvoirs, le chef de l'Etat provisoire assumant la charge législative moyennant des décrets-lois. Certains jugent opportun de prendre d'assaut l'establishment, ici et maintenant, afin d'en tirer quelque profit durable pour leur corporation. D'autres déjugent ces initiatives en les mettant sur le compte des calculs sordides visant à profiter des vacances institutionnelles et constitutionnelles pour légaliser abusivement des passe-droits. Au-delà des réelles motivations des uns et des contestations des autres, la question revêt une dimension éthique. Faut-il faire valoir ou sacrifier une partie de ses intérêts au risque de mettre en difficulté la Révolution dans son ensemble ? Bien évidemment, chacun répondra que les intérêts supérieurs du pays passent avant les siens propres, ou ceux de sa corporation. Bien entendu, c'est ce qu'on dit volontiers. Mais cela n'empêche pas les actions et initiatives privilégiant des intérêts corporatistes de sévir encore.