C'est le moment ou jamais de se pencher sur le débat linguistique en Tunisie, débat qui nous a toujours été interdit pendant la dictature et considéré tabou au nom d'un panarabisme faux, inexistant et obsolète. Selon une définition linguistique de la langue, celle-ci précise que «c'est un système de signes doublement articulés, c'est-à-dire que la construction du sens se fait à deux niveaux d'articulation». Dans une perspective sociolinguistique (étude des langues dans leur rapport aux sociétés), le terme «langue» «définit tout idiome remplissant deux fonctions sociales fondamentales : la «communication» (c'est au moyen de la langue que les acteurs sociaux échangent et mettent en commun leurs idées, sentiments, pensées, etc.) et l'«identification» (de par son double aspect individuel et collectif, la langue sert de marqueur identitaire, quant aux caractéristiques de l'individu et de ses appartenances sociales). Par conséquent, les «langues» sont des objets vivants, soumis à multiples phénomènes de variations et les frontières entre les langues sont considérées non hermétiques, car elles relèvent d'abord des pratiques sociales. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est justement la langue liée à la sociolinguistique, et spécifiquement à la Tunisie. En tant que linguiste et maître de conférences en philologie romane, je me suis toujours penché sur le problème «Langue» en Tunisie. J'ai d'ailleurs toujours refusé que le tunisien soit défini comme un dialecte et pas comme une langue au vrai sens du mot. Les raisons de ce refus sont multiples et d'autres linguistes en conviennent. Toute langue est synonyme d'appartenance à une identité individuelle et collective, personnelle et sociale. La langue est celle que chaque individu utilise pour exprimer ses états d'âme, ses émotions, sa rage, son amour, ses sentiments… La langue est aussi celle que nous utilisons avec nos parents, nos amis… Et encore celle que nous entendons à la radio, ou encore utilisons au bureau. Bref, la langue est celle de tous les jours. Mais la langue est aussi celle qui est utilisée du nord au sud et de l'est à l'ouest d'un pays, par toutes (ou presque) les couches sociales. La langue est l'élément d'identification et d'appartenance à chaque société. Je défie donc chaque Tunisien de me dire quelle est la langue qu'il utilise tous les jours. Serait-ce l'arabe littéraire ou bien le tunisien ? Sans doute aucun, je pense que la seule réponse est bien la seconde. Des collègues, linguistes et non linguistes, soutiennent la thèse du tunisien comme dialecte, ou bien un charabia, à cause de l'apport innombrable de mots d'origine étrangère, notamment française et italienne. Mais dans quelle langue n'existent pas des prêts ou des calques linguistiques d'origine étrangère‑? Prenons l'exemple de l'italien, où une multitude de mots français et anglais sont présents. Idem pour le français ou l'espagnol, etc. La langue vit grâce à ces apports linguistiques, qui la rendent riche et actuelle. Une langue qui ne se modifie pas, qui n'évolue pas, qui n'accepte pas d'apports étrangers, n'est pas une langue. Pour revenir donc à la Tunisie, l'arabe littéraire n'est pas notre langue, car c'est une langue dans laquelle nous ne nous exprimons presque jamais, sauf si vraiment on est obligé à le faire. Il s'agit bien d'une obstination de tous les gouvernants des pays arabes qui veulent s'imaginer une unité linguistique, politique, culturelle et sociale entre tous les pays de culture arabo-musulmane, grâce au seul «élément d'unification» qui serait la langue arabe. Nous savons bien que c'est faux ! Chaque pays arabe a sa propre langue et sa propre culture et ces éléments ne font que discréditer le panarabisme, ce mouvement politique, culturel et idéologique qui vise à réunir et à unifier les peuples arabes, proposant la défense de l'identité arabe et le destin partagé. Tout ça est dépassé et relève du faux‑! Alfonso Campisi Maître de conférences en philologie romane Université de Tozeur (Iseah)