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Parler dans une langue et parler une langue
Désir de comprendre
Publié dans La Presse de Tunisie le 26 - 05 - 2010


Par le Pr Habib HAMDA JERBI*
On ne peut parler, ou penser, sans parler ou (se) parler dans une langue. Ce fait n'est pas insignifiant ou facultatif, car il ne s'explique pas par le simple fait de parler une langue. Une langue est en effet toujours un système complexe, qui n'est jamais inerte : elle comporte des stratifications de représentations des choses du monde et de la vie qui se superposent pour composer ainsi des couches simultanées ou successives de significations, mais qui procèdent pourtant toujours d'une même vision du monde, laquelle constitue un aspect essentiel de l'esprit particulier d'un peuple ou d'une culture.
Les mots sont toujours des «mots-valises», parce qu'ils contiennent des stratifications de significations qui s'accumulent au fil du temps. Les mots de la langue, considérée dans sa globalité, contiennent des opinions sur la nature des choses, et ces mêmes opinions ne sont en fait que la manifestation d'un rapport particulier et essentiel qu'entretiennent les hommes avec les choses, qui est celui de la connaissance.
Ce qu'exprime alors toute langue, c'est toujours une même perspective, celle de la connaissance, dès lors que les hommes, en cherchant à comprendre l'être des choses, mettent en place par les mots une conception de la nature de ce qu'est pour eux véritablement l'être des choses, et ce, d'une façon qui leur est relativement propre ou particulière.
Langue et vision du monde
En effet, les mots, éléments qui composent une langue, ne sont pas de simples outils de désignation des choses rendant possible la communication directe des sentiments ou des affections par des individus ayant affaire aux mêmes objets, car il y a toujours entre les mots et les choses une médiation, qui n'est autre que la représentation que se font les hommes des choses. Cette représentation qui est nécessairement commune ne peut être qu'irréfléchie ou tacite, et prendra toujours la forme d'une opinion partagée ou commune. Si la langue fait système, c'est parce que ses présupposés tacites et ses significations implicites découlent directement de cette opinion commune qui constitue, dans une sphère linguistique donnée, une véritable idéologie politique, morale et esthétique, dominante ou partagée.
Or, parce que toute langue comporte une volonté d'intelligibilité, elle est nécessairement vulnérable, et peut connaître des périodes de crise, commettre des erreurs et des fautes ou tourner en rond ; mais dans tous ces cas, elle demeure toujours, de fait, la transposition ou l'expression des vérités et des erreurs successives de l'opinion commune dominante.
Toute langue ne cesse de se constituer au fil du devenir de ses usagers, et c'est alors qu'elle se trouve exposée à une part irréductible d'accidents qui prennent la forme de dérivations incorrectes ou de synonymies fausses, de collisions, d'adjonctions et de mutilations, aussi bien phonétiques que sémantiques. Car l'intention d'intelligibilité ne peut jamais se concrétiser complètement une fois pour toutes dans une langue constituée, et peut même paraître, parfois, totalement arrêtée.
Ce qui va faire alors défaut dans une pareille situation, ce sont les conditions de la création linguistique, toujours tributaires de la présence de l'imaginaire dans l'usage de la langue. Les situations de détresse linguistique, qui ne sont pas rares, offrent toujours le spectacle désolant de rapports difficiles des hommes avec leur langue propre, qui les conduisent à la torturer et à la traumatiser. Cette situation est depuis longtemps déjà celle des Arabes avec leur langue, et le fait qu'ils la parlent toujours accompagnée d'une autre langue (l'anglais ou le français) en est l'un des aspects des plus symptomatiques.
La «langue de bois»
Mais prendre conscience des problèmes d'une langue passe nécessairement par la prise en compte de l'opinion première en vertu de laquelle la langue se constitue en système, permettant par la suite d'ordonner toutes les autres opinions. Pour comprendre ce qui représente réellement une crise de la langue arabe, il s'agit donc de découvrir quelle opinion se trouve à la source de la conception du rapport des mots aux choses qui lui est propre, mais qui n'est que l'expression de l'opinion dominante (quoique pas seule), corrélative à ce qu'on croit que les choses sont.
C'est ainsi que les problèmes qui semblent être ceux de la langue arabe, et qui se manifestent sous la forme d'une mise en question de sa valeur, doivent en réalité être déplacés vers la question de la valeur de cette opinion commune, qui se trouve toujours à l'arrière-plan de toute langue et qui constitue une sorte d'idéologie ou de «vision du monde». Il s'agit donc, le cas échéant, de voir la nature et la valeur de cette représentation ou idéologie, qui impose sa marque à tous les usages de la langue arabe.
Or ce qui domine d'emblée dans ces usages, c'est une conception primaire de la langue, qui consiste à considérer le rapport entre le signifiant et le signifié sous le signe de l'adéquation, et cela au nom d'une correspondance totale entre les mots et les choses. Ce qui caractérise cet usage, c'est qu'il occulte à certains égards la dimension du sens, dimension dans laquelle le signifié devient à son tour un concept, c'est-à-dire un signifiant qui peut être un objet de pensée.
Une telle attitude, dont les raisons sont aussi diverses que complexes, conduit à considérer que la langue, de par son origine, ou de par sa nature transcendante, contient une vérité authentique déposée dans les mots. Quand la vérité se trouve dans les mots, ceux-ci sont considérés comme les contenants de la pensée, parce que contenant le sens des choses. Or cela amène à ne plus les utiliser en tant que moyens ou outils de la pensée qui est, par définition, quête de sens.
Le mot acquiert, selon cette opinion sur la langue, le statut d'une sorte de définition plus ou moins évidente qui rend non nécessaire toute recherche du sens ou de la vérité. L'usage de la langue n'est plus alors véritablement un discours, mais seulement une recherche des définitions, c'est-à-dire une activité de fixation du sens dans le mot lui-même. La langue n'est plus la langue de l'argumentation et de l'analyse, mais seulement une langue des sentences et des apophtegmes. De cet usage résulte une conséquence fâcheuse à plus d'un titre : parler une langue ainsi conçue devient parler une «langue de bois». Il s'agit en fait d'un usage rhétorique de la langue, usage qui assimile le signifiant au signifié au point que les mots deviennent des choses, et les choses des mots. La parole, par magie, devient action, et l'action pure parole.
La guerre civile entre les mots
Cette conception de la langue se retrouve sous la forme de deux attitudes, contradictoires en apparence, mais en fait solidaires quant à leur manière de donner des solutions à la «crise» supposée de la langue arabe. Il s'agit d'abord de l'attitude irréfléchie et spontanée qui consiste à emprunter des mots à des langues étrangères et à les incorporer dans le lexique et la syntaxe du parler arabe. Ce phénomène, qui n'a rien à voir avec le fait de parler une ou plusieurs langues étrangères en plus de la sienne propre, prend aujourd'hui des proportions qui lui donnent l'allure d'un vrai désastre : une véritable guerre civile entre les mots. C'est le moyen le plus facile, croit-on, de trouver des mots nouveaux (des signifiants) qui n'existent pas dans la langue arabe pour désigner des objets nouveaux. Le signifié est totalement occulté par cette démarche.
Pourtant, l'affaire ne concerne pas seulement l'usage naturel et spontané de l'arabe parlé ou dialectal, qui est un composite hybride de résidus de la langue propre et de reliques de la langue de l'ancien colonisateur ou de la langue du dominant du jour : elle touche aussi la langue littéraire ou savante, qui est devenue, la plupart du temps (dans les médias mais pas seulement), un parler arabe mais dans une langue étrangère. On se rend compte de l'ampleur de ce problème quand on constate que la préoccupation majeure des recherches linguistiques arabes actuelles est une préoccupation étymologique dont le souci prédominant est de trouver des signifiants équivalents aux termes de la langue étrangère dans laquelle on parle, même si on le fait en parlant en arabe.
Dans ces deux postures, on croit ouvrir la langue arabe sur de nouveaux horizons de sens et de pensée, de façon «sauvage» dans le premier cas, et de façon rationnelle et «civilisée» dans le second, or cela ne conduit, dans un cas comme dans l'autre, qu'à une illusion de progrès ou de modernité. (C'est la même démarche qu'on retrouve dans le fait de mimer celui qu'on considère comme supérieur, croyant ainsi devenir son semblable).
Du reste, l'attitude de refus exacerbé de l'usage des mots étrangers dans le parler en arabe, tout à fait louable par ailleurs, ne peut être que ce qu'elle est réellement : un combat d'arrière-garde, car le problème n'est pas là. Entre les deux postures, il y a en fait un accord implicite autour de l'opinion dominante, qui est à l'arrière-plan de la langue arabe, et qui l'emprisonne dans une vision selon laquelle il y a un lien direct entre les mots et les choses, lien qui procède d'une correspondance totale entre le signifiant et le signifié. Les mots exprimeraient donc la vérité des choses, en ce que chacun n'a qu'un seul référent.
Le temps des langues
Pourtant, l'opinion postulant l'immuabilité de la vérité ne dérive pas de l'être statique ou stable des choses du monde ou de la vie. Elle ne trouve en aucun cas sa justification dans la nature des phénomènes, soumis plutôt à un mobilisme universel. Cette opinion est en fait la conséquence du processus primordial qui rattache les hommes aux choses du monde et de la vie, celui de la connaissance.
C'est quand ce processus se retrouve arrêté ou entravé, quand cesse donc le mouvement de la pensée qui lui donne vie et force, qu'il semble aux hommes que les choses sont stables, et que leurs vérités sont immuables. C'est donc un état intérieur de stagnation qui est celui des hommes qui est à l'origine de cette opinion.
La thèse de la vérité unique ou originaire déposée dans les mots de la langue n'a pas de cause naturelle, et loin d'être la traduction de la nature des choses, elle est de fait la transposition d'une incapacité interne à produire du sens par la pensée, qui est toujours un mouvement de différenciation et d'analyse et de détermination. La croyance à la stabilité de la vérité des choses n'est en fait que la projection, par l'opinion des hommes d'un temps donné, de leur propre immobilité vis-à-vis du monde et d'eux-mêmes. Or l'opinion qu'ils se forgent à propos de la langue qui consiste à la considérer comme contenant le sens dans les signifiants, et la vérité dans les mots, les conforte dans leur opinion sur les choses, en occultant cette incapacité interne et en la cachant.
La production du sens, qui prend des formes aussi multiples que diverses comme la création de «fictions» littéraires et de concepts esthétiques ou scientifiques, a pour condition sine qua non la possibilité d'utiliser les mots de la langue comme moyen de penser et non comme des récipients de vérités authentiques et primitives. Cela signifie qu'une même chose peut être l'objet de discours multiples : il n'y aura plus besoin alors d'avoir recours à des mots empruntés à d'autres langues, car la langue propre devient elle-même multiplicité de langues. Ceci requiert une condition politique incontournable, celle de l'ouverture de l'opinion commune à la multiplicité des opinions, pour faire ainsi du temps politique (le temps commun), un temps des langues : pour que parler dans une langue devienne parler plusieurs langues. Or ce temps des langues est le temps de la démocratie.
* Professeur de philosophie, Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Kairouan


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