Nous croyons que le titre de ces réflexions linguistiques est provocateur pour la grande majorité des Tunisiens. Car, ceux-ci considèrent souvent le bilinguisme ou le multilinguisme une acquisition purement positive. Une telle attitude erronée est le résultat d'une socialisation (apprentissage socioculturel) depuis la colonisation française de la Tunisie. En bref, le bilinguisme est la connaissance de deux langues : la langue maternelle/nationale et une deuxième langue. Ceci implique que dans les conditions sociales normales, la langue nationale demeure toujours la première langue d'usage dans une société bilingue et jouit aussi d'un premier respect et estime parmi les citoyens comme témoigne aujourd'hui l'usage des langues nationales dans les pays avancés comme L'Allemagne et la France. Problèmes de contradictions Les feuilletons tunisiens du dernier Ramadan ont réussi à démasquer tant des problèmes cachés de la société tunisienne. Le psycho-sociolinguiste trouve que le bilinguisme franco-arabe tunisien cache aussi plusieurs problèmes et contradictions dans la société tunisienne. D'un côté, par exemple, La Constitution tunisienne ne reconnaît que l'arabe en tant que langue nationale de la Tunisie indépendante. De l'autre, la langue arabe est loin d'être la première langue d'usage du présent bilinguisme tunisien. Ceci constitue à la fois une contradiction et un problème pour la souveraineté authentique de cette société. D'abord, le bilinguisme tunisien a un impact négatif en Tunisie sur le processus de l'arabisation dans ses deux formes. Les deux arabisations : Après l'indépendance, le terme " arabisation " veut dire en Tunisie usage de l'arabe au lieu du français dans différents secteurs tels que l'enseignement et l'administration. Dans les écoles publiques, les élèves tunisiens apprennent toutes les matières en arabe jusqu'à la neuvième année. D'autre part, depuis le décret présidentiel de 1999 les administrations gouvernementales sont demandées d'offrir leurs services écrits aux Tunisiens seulement en arabe : la langue nationale. Il s'agit de ce que j'aimerais appeler une arabisation de forme. Pourtant, cette dernière est loin d'être la seule dimension de la mise en vigueur de l'arabisation, comme la croit la majorité des Tunisiens. Une vraie politique de l'arabisation ne peut pas se faire sans une présence prioritaire de ce que j'appelle l'arabisation psychologique ou l'arabisation de fond. Il s'agit d'un concept que presque tous les Tunisiens ignorent malgré son importance pour le succès de l'arabisation dans ce pays. L'arabisation psychologique se traduit en gros dans les aspects suivants : la langue arabe devrait occuper une place prioritaire dans les cœurs et les usages quotidiens des Tunisiens. Toutes et tous devraient spontanément se sentir aussi fiers de parler ou d'écrire en arabe. Elles/ils devraient défendre, sans hésitation et sans ambiguïté, la langue arabe contre toute marginalisation ou exclusion dans leur propre société. En d'autres termes, elles/ils devraient se sentir bien confortable et à l'aise dans leur peau linguistique arabe Ce rapport bidimensionnel (psychologique et usage oral et écrit avec l'arabe) est la règle normale qu'adoptent aujourd'hui les sociétés souveraines envers leurs langues nationales. Les symptômes de faible arabisation psychologique Les observations systématiques des comportements linguistiques des Tunisiens ne leur accordent qu'un faible score sur l'échelle de l'arabisation psychologique. Après plus d'un demi-siècle d'indépendance, ils ne peuvent pas oser dire qu'ils ont vraiment réussi à normaliser psychologiquement leur rapport avec l'arabe. L'observation montre qu'ils sont loin de se sentir spontanément et complètement à l'aise dans leur peau linguistique arabe. C'est le phénomène que j'appelle L'autre sous-développement. Il y a un grand nombre de comportements linguistiques tunisiens qui illustrent vivement le manque de relation affective et chaleureuse entre les Tunisiens et la langue arabe : a) Chaque jour des milliers des Tunisiens vont faire leurs courses dans les magasins à travers le pays. Certains y achètent des fruits et des légumes. Remarquent- ils que les noms des différents fruits et légumes tunisiens sont affichés uniquement en français ? Protestent- ils contre cet affichage unilingue en langue étrangère? Les responsables des magasins admettent que les Tunisiens ne font pas signe de protestation à cet égard. D'où, on pourrait assumer que nombreux sont les Tunisiens qui ne s'en rendent même pas compte faute de l'absence de l'arabisation psychologique chez elles/ eux. On assume aussi que les autorités municipales ont vu cet affichage unilingue français. Dans des circonstances normales, on s'attend à une réaction qui défend la langue arabe à la fois de la part des autorités municipales et celle de la population qui magasine dans ces espaces commerciaux. Mais tout indique que cette réaction n'a pas eu lieu. Certes, L'absence ou la faiblesse de l'arabisation psychologique chez les Tunisiens aiderait beaucoup à expliquer leur silence et indifférence aux affichages uniquement en français. b) Deux exemples de la scène tunisienne expliquent d'une façon cohérente la faiblesse de l'arabisation psychologique chez les Tunisiens : 1- une majorité presque absolue d'eux n'écrivent les chèques bancaires qu'en français. 2- oralement, ils prononcent plus souvent les chiffres en français. Le pourquoi de cet état de la langue arabe La psychologie sociale expliquerait cette attitude plus ou moins négative envers la langue arabe par trois facteurs principaux : 1-la colonisation française a réussi, d'une part, à implanter parmi la majorité des Tunisiens une mentalité négative envers la langue arabe et, d'autre part, une attitude positive envers la langue française. Ceci est bien prévu selon le rapport de force entre les Tunisiens et les Français dont Ibn Khaldoun résume ainsi : " Le vaincu aimerait toujours imiter le vainqueur ". 2- Le leadership politique tunisien bilingue dirigé par le président Bourguiba a marginalisé pendant plus de trois décennies l'importance de la libération linguistique pour la Tunisie. Le psycho-sociolinguiste pourrait affirmer que la question de l'arabisation dans ses deux formes a été énormément politisée en Tunisie indépendante. 3-- La plupart des Tunisiens sont dotés d'une scolarisation bilingue (arabe et français) avant et après l'indépendance où la langue française et sa culture avaient/ont plus de prestige et de statut social que la langue arabe. Il s'agit bien ici d'un mauvais bilinguisme menaçant la souveraineté du pays. Par exemple, Le corps tunisien bilingue enseignant a tendance à se reproduire selon Pierre Bourdieu : ce corps enseignant est plutôt porté à transmettre aux générations des élèves et des étudiants tunisiens une image et une attitude plus positives du français et sa culture que celles de l'arabe et sa culture. Ceci n'est-il pas un Autre sous- développement ? Ces trois facteurs et surtout les deux derniers ont réussi à engendrer une faiblesse considérable de l'arabisation psychologique parmi les diverses élites politiques ainsi que les intellectuels et les différentes classes tunisiennes. La perspective sociolinguistique explique cet état de la langue arabe par les défauts de ce mauvais bilinguisme qu'adopte la Tunisie après l'indépendance. Sans corriger ce type du bilinguisme, les Tunisiens resteront sur la mauvaise route selon l'expression de Diderot : " Quand on suit une mauvaise route, plus on marche plus on s'égare ". *Cet espace est réservé à l'apport de nos universitaires.