Par Yassine ESSID • «Il n'y a pas de bien mal acquis ; tous les biens sont mal acquis» (Proudhon) Dans un communiqué, rendu public le 12 mai dernier, un responsable du ministère des Finances avait affirmé que l'Etat honorera ses engagements en matière de traitements des fonctionnaires et agents de l'Etat. Ce qui est une bonne nouvelle. Il a néanmoins poursuivi en déclarant que cet engagement n'est valable que jusqu'au mois de juillet. Ce qui est un bien mauvais augure. Les ressources de l'Etat étant tributaires de l'activité économique, la paralysie de celle-ci risque de compromettre son engagement à honorer cette obligation. Il y aurait ainsi des chances qu'on aille rejoindre les réalités financières chaotiques d'un tas d'autres pays, réputés en déficit chronique, qui rétribuent leurs fonctionnaires à coups d'arriérés et de compléments de salaires. Un appel pressant est lancé pour que le travail reprenne dans les entreprises et que cessent grèves et sit-in, que les Tunisiens se remettent à régler leurs factures d'électricité et d'eau, à payer leurs tickets de bus et leurs billets de train et s'empressent surtout d'accomplir leur devoir fiscal, car pour alimenter le budget de l'Etat, il faut mobiliser les recettes d'impôts, les recettes douanières et autres revenus parapublics. Le 14 janvier semble avoir libéré les Tunisiens non pas seulement de Ben Ali et de sa clique, mais de toute obligation civique allant de l'auto-suspension décontractée des peines d'emprisonnement, la floraison des activées informelles dont les revenus ne sont pas déclarés jusqu'au non-respect par les automobilistes des feux de signalisation. Au nom de la révolution, les Tunisiens se sont arrogé ainsi des avantages sans en payer les droits au nom d'une philosophie protestataire, une sorte de désobéissance civile. Or celle-ci, éminemment révolutionnaire sous un gouvernement inique, car elle permet d'attirer l'attention sur une cause juste, de faire appel à la conscience du public, de forcer un régime injuste et récalcitrant à négocier, suivant en cela l'exemple de H. D. Thoreau, du M. Gandhi ou M. Luther King, est difficilement justifiée sous un régime de transition démocratique et, pénaliser un Etat révolutionnaire en refusant de remplir son devoir citoyen en s'acquittant de son dû envers cet Etat, est tout simplement criminel. Cette soi-disant résistance relève en fait d'une volonté délibérée d'échapper à la loi de la cité, de ne pas contribuer aux charges publiques et de ne pas respecter biens communs et privés, en profitant d'une administration provisoirement peu regardante et qui rechigne encore à recourir à la répression. Cette question pose également tout le problème de la confusion, toute récente dans les esprits, entre service public et service gracieux, pour employer un euphémisme, désormais frappés de non-exclusivité. Au nom de ce principe, les Tunisiens ont décidé d'appliquer sur tout le réseau des transports le prédicat de " gratuit " en élevant cette prestation, jusque-là payante, à la dignité d'un bien commun, d'une externalité positive dont on ne peut exclure la consommation, au même titre que l'éclairage public, l'armée ou le fait de demander un renseignement. Sauf qu'un bus ou un train ne sont pas des biens non exclusifs et il appartient toujours aux contrôleurs du réseau d'empêcher une personne de monter dans un train, ou de la débarquer si elle voyage sans titre de transport en lui faisant payer une amende. Il faut également rappeler, dans un souci d'objectivité, toute l'arrogance de l'ancien régime vis-à-vis du citoyen ainsi que la pusillanimité d'un gouvernement provisoire en décalage par rapport à la nouvelle réalité du pays. Car un changement de régime offre une opportunité exceptionnelle d'abroger les lois injustes et marquantes promulguées par le régime déchu. Or, nous constatons que bon nombre de celles-ci demeurent encore en vigueur. Parmi les pratiques les plus révoltantes, des taxes quasi féodales, telles que la redevance audiovisuelle, payée par prélèvement direct sous forme de contribution indexée sur la consommation d'énergie des foyers et des entreprises. Autre loi scélérate datant de 1986 : le timbre fiscal de 60 DT, obligatoire pour tous les résidents (tunisiens et étrangers) désirant partir en voyage. Une exaction unique en son genre dans le monde. Le comportement des entreprises, publiques ou privées, se trouve lui aussi régi par la même outrance. Dans la téléphonie, la concurrence, loin d'apporter une baisse des prix et une hausse de la qualité des services, évolutions favorables à tous les consommateurs et donc aussi aux plus modestes, est l'occasion d'ententes entre les opérateurs pour pratiquer des tarifs de monopole aux dépens de leurs abonnés. Bien qu'élément de la justice sociale, la fiscalité a toujours été une nébuleuse en Tunisie. D'instrument financier, elle s'était muée, sous le régime de Ben Ali, en un instrument de domination, de contrôle et de répression politique. Les prélèvements des caisses de sécurité sociale ou d'assurance maladie constituent, pour leur part, de véritables impôts sur le revenu, mais ces caisses sont devenues surtout de réelles puissances financières aux dépens de leurs adhérents qui continuent à ne bénéficier que de prestations dérisoires. Enfin, d'autres impôts, de nature occulte, comme le 26-26 ou le 21-21, aujourd'hui abolis, avaient toutes les apparences du racket, ou de rackets qui ressemblent fort à de l'impôt. En rappelant les Tunisiens à leur devoir civique, notre responsable des finances publiques, cité plus haut, s'est résolument engagé dans une logique conservatrice, voire franchement réactionnaire. Car ce besoin de voir tous les services frappés de gratuité n'est-il pas fondamentalement révolutionnaire ? N'est-ce pas là une attitude militante contre le capitalisme qui veut nous déposséder de nos ressources, qui manipule nos besoins, qui privatise à tour de bras, qui s'approprie les connaissances, qui substitue à la beauté du don, à l'affectivité et au bénévolat, l'horreur de l'échange monétaire et du profit ? Ces Tunisiens qui appellent à la sauvegarde et à l'extension des gratuités existantes ne sont-ils pas dans la logique libérale des révolutions et n'incitent-ils pas à tirer de ces gestes tant décriés de la gratuité des pistes de réflexion pour l'avenir, des leçons d'humanité, des raisons de méditation pour l'extension du bien commun en montrant que le don n'est pas limité à des occasions exceptionnelles, mais échappe à la contrainte du calcul ? Qu'il est en dehors de la quantification et un pas vers la régénération de notre civilisation et de notre vie ? Ainsi chaque catégorie sociale applique la gratuité à sa façon. Pour les travailleurs, le refus de travailler est le rappel que chacun doit être capable de contrôler son temps de vie. Qu'être payé à ne rien faire n'est que la réappropriation par l'homme de son temps et la fin de l'aliénation qui est à la base de tout rapport social d'exploitation et de domination. En prélevant ce qui nous appartient gratuitement et sans contrepartie, délinquants et braqueurs nous initient à chaque instant, au détour d'une rue, aux joies du partage, en nous rappelant que la propriété, c'est le vol et qu'il nous incombe de faire preuve de générosité et d'altruisme en abandonnant le sentiment égoïste de celui qui garde le bien pour lui seul et tourne le dos à l'autre. Le resquilleur popularise, lui, une conception nouvelle de la gratuité des transports, réclamant concrètement ce droit sans attendre d'éventuels résultats d'une quelconque délibération. Il n'envisage pas cette mesure sous l'angle de la pauvreté, mais comme un enjeu dans la lutte pour le bien-être et la conçoit comme une pierre d'achoppement pour réclamer encore plus de gratuité dans davantage de services. Enfin, cette notion, éminemment politique de la gratuité, gouvernement et partis politiques confondus en font depuis toujours leur sempiternel slogan de campagne. Ne promettent-ils pas à l'unisson que demain on rase gratis ?