Par Abassi RABHI* On dit que le peuple est souverain. Affirmation travestie, passe-partout et qui satisfait tous les systèmes politiques. Le paradoxe, c'est que dans la réalité, partout et depuis toujours, aujourd'hui comme hier, le peuple est systématiquement spolié de son pouvoir. Les gouvernants auxquels il "délègue" pour veiller à ses intérêts le renient et s'approprient sournoisement le pouvoir. Ici, un roi qui va directement au but et se déclare propriétaire du peuple et de la patrie. Là, une idéologie religieuse qui impose, souvent fanatiquement, ses règles et ses lois "immuables". Ailleurs, le système capitaliste qui a recours à l'argent et à la supercherie s'approprie le pouvoir contre une illusion de démocratie. Enfin, la dictature, par la force et la répression raccourcit le chemin. Du rôle de maître attribué au peuple, donneur d'ordre avec souveraineté, il devient l'esclave exécutant avec docilité. Comment alors peut-il exercer son pouvoir ? Ou, du moins, en contrôler les principaux éléments : identité de ses individus, citoyenneté de ses groupes sociaux, égalité homme – femme, juste partage des richesses, liberté d'expression,…? Ce sont là quelques aspects des aspirations du peuple en période d'accalmie, traduits, au prix fort, en période de révolution, en objectifs concrets spontanément revendiqués et clairement scandés. Ces aspirations et ces attentes s'accumulent durablement et se sédimentent. Inévitablement, à un moment de l'histoire, autant inattendu que rare, jaillit alors, ici ou là, un volcan de révolution. La montée du magma des aspirations longtemps comprimées gronde de colère et les laves de revendications déferlent en feu sur le paysage politique et envahissent la rue. Mais, ce volcan de révolution ne se métamorphose-t-il pas en feu de paille ? Sinon, suffit-il pour que le peuple réalise ses objectifs et ses aspirations ? C'est là la problématique de toute révolution. La fonction de la révolution proprement dite est de poser clairement les objectifs. Mais les concrétiser relève d'une mise en place d'une nouvelle organisation de la société civile sous un contrôle systématique et continu. La création d'un contre-pouvoir irréversible structuré en unités élémentaires de base et indépendantes du pouvoir politique (syndicats, associations, comités de quartiers, …) dont les cellules constitutives, à l'instar des globules rouges de la vie, diffusent, à travers tout le corps social, l'oxygène de la démocratie, de la liberté, de la citoyenneté et du civisme. La société civile ainsi structurée détermine inévitablement la nature intrinsèque du pouvoir politique. L'histoire est témoin : les régimes politiques ont toujours su, sous des formes différentes, évincer le peuple et l'empêcher de créer ses propres garde-fous. Immédiatement, dès que la température de la révolution baisse, les systèmes de récupération se mettent en place. Le pouvoir est repris en contre partie de promesses mensongères. L'histoire reprend sa marche et son accalmie, le peuple reprend sa place et sa soumission. Ce dénouement est la règle pour toutes les révolutions connues. Celle de la Tunisie du 18 décembre 2010 qui s'opère devant nos yeux ne fait pas l'exception. Nous ne revenons pas sur le déroulement proprement dit et la chronologie des évènements : l'incident, les manifestations, l'extension de la colère populaire, la répression sanglante, puis le départ de ZABA le 14 janvier 2011. Limitons-nous à poser la question suivante : comment les revendications populaires, devenues, depuis le 14 janvier, les objectifs de la révolution, sont-elles traitées ? Rappelons d'abord ces principaux objectifs : abolition de la dictature et du parti dominant, traduire devant la justice toute personne accusée d'abus, de vols ou de crimes, liberté, dignité, justice, emploi, équité dans la répartition des richesses entre les régions et les groupes sociaux. Un vrai programme ambitieux et même révolutionnaire autour duquel tout le peuple tunisien s'est mobilisé. Dès le lendemain du départ de Ben Ali, les tenants de la contre-révolution annoncent la couleur et s'engagent dans une politique de contre-révolution manifeste. Toutes les institutions de la dictature demeurent en vigueur. Par conséquent, le Premier ministre de Ben Ali depuis plus d'une décennie, se proclame, selon l'article 56 de la Constitution, Président de la République par intérim. L'absence du président déchu, avec lequel il avoue garder le contact, n'était selon lui que provisoire! Sous la pression populaire, cette première tentative, de mauvais goût, sur la voie de la contre révolution n'a duré que quelques heures. La deuxième tentative se vêtit alors de la Constitution, taillée d'abord sur mesure pour le "combattant suprême", et amochée ensuite par la dictature. L'Assemblée consultative complète les conditions de son application par l'annonce solennelle de vacance du poste du chef de l'Etat et ainsi, par référence à l'article 57, le Président de l'Assemblée Nationale, devient-il Président de la République par intérim. Il reconduit le même Premier ministre déchu de son nouveau poste de chef de l'Etat. L'ancien/nouveau Premier ministre, légitimé par l'entrée à son gouvernement à large majorité RCD, de certains partis de folklore dits "d'opposition", tolérés sous les conditions et l'œil vigilant du dictateur et dont certains de leurs chefs sont obsédés par le pouvoir et aveuglés par l'opportunisme, dévoile alors son vrai rôle et réprime dans le sang le premier sit-in pacifique de la Kasbah. L'initiative de MM. Ahmed Ben Salah, Ahmed Mestiri et Mustapha Filali, personnalités qui comptent parmi les rares rescapés de la corruption d'un demi siècle, de créer un conseil national de réconciliation et de salut indépendant, est tout simplement ignorée et enterrée. Le paysage politique se clarifie et se divise en deux. Le voile du langage unanime du soutien de la révolution s'envole et fait apparaître au grand jour, d'un côté, une résistance au changement menée avec acharnement par le nouvel Etat avec ses institutions, ses médias, ses soutiens de l'ombre, intérieurs et extérieurs et ses partisans de la contre-révolution, décidés à défendre leurs intérêts et leurs conforts de petits bourgeois, de l'autre côté, une pression soutenue par le peuple, notamment les jeunes initiateurs de la révolution, avec les syndicats, la société civile et les intellectuels indépendants. Une odeur de "luttes de classes", symbolisée par El Kobba et la Kasbah, se dégage. Enfin la pression populaire l'emporte encore une fois et le Premier ministre est alors contraint de démissionner. Le Chef de l'Etat par intérim doit son poste à des institutions dissoutes. Habitué à jouer un rôle de figurant aussi bien au sein du régime du "combattant suprême" que celui du dictateur déchu, sa légitimité n'est fondée que sur un consensus tacite pour éviter le vide. Il exécute fidèlement les instructions de son "lobby de l'ombre" et désigne un nouveau Premier ministre de sa génération. La politique d'abandon des objectifs de la révolution populaire est non seulement maintenue mais de plus en plus avouée, déclarée et vérifiée par des nouvelles méthodes introduites par le nouveau gouvernement. La stratégie politique adopte alors simultanément deux aspects. Le premier aspect concerne un discours rassurant dans lequel tout est fait ou sera fait : indépendance de la justice, rupture totale avec l'ancien régime, jugement en cours ou imminent des responsables des abus et de la corruption, récupération des biens mobiliers et immobiliers volés, liberté de la presse, juste répartition des richesses, politique régionale équilibrée,…Un discours de mensonge qui peut évidemment tout dire et tout offrir. Il est en même temps relié à grandes pompes par les médias. Le deuxième aspect de la nouvelle stratégie est relatif à la remise en place de l'appareil répressif avec les mêmes responsables de la dictature pour maintenir, à l'ancienne, l'ordre public dans le but de restaurer le prestige de l'Etat et stopper tout mouvement revendicatif. L'avenir proche de la Tunisie ne dépend ni de la prochaine Assemblée constituante, ni des élections que l'on dit "démocratiques et transparentes", ni du gouvernement provisoire, ni des partis politiques, ni même du prochain pouvoir "légitime" attendu, mais exclusivement du souffle révolutionnaire des jeunes qui ont déclenché spontanément un mouvement indépendant et qui jusqu'ici n'ont obtenu que le départ du dictateur du régime. Ils sont appelés à désigner et imposer leurs représentants politiques et à lancer et créer les structures civiles partout et dans tous les domaines. C'est l'unique salut de la révolution. A.R. *(Economiste, Kasserine)