Par Aberrahman JERRAYA L'article intitulé " Nous sommes tous des Carthaginois ", paru le 18 mai 2011, sur les colonnes de La Presse ne pouvait pas nous interpeller, nous laisser indifférents. Nous le percevons comme une réaction un peu exagérée à ceux qui se considèrent avant tout comme des Arabes, sous-estimant ou méconnaissant l'impact déterminant du contexte géographique et historique sur l'évolution des sociétés humaines. La Tunisie, pas plus grande qu'une tête d'épingle sur la mappemonde, limitée dans sa partie méridionale par le Sahara, appelée Ifriqiya par les Romains, est largement ouverte sur la Méditerranée. La prise en compte de cette donnée géographique est fondamentale pour comprendre notre identité. Cette Mare Nostrum, berceau des civilisations des plus florissantes qu'ait jamais connues l'humanité, n'a pas été une frontière infranchissable. Bien au contraire. C'est par elle que les Phéniciens, suivis par les Romains et bien d'autres peuples, étaient venus par vagues successives coloniser le pays, occupé auparavant par des tribus berbères. Ils y apportèrent leur savoir faire, leur culture et leur mode de vie, contribuant ainsi à l'émergence d'une civilisation haute en couleur. En témoigne le riche patrimoine archéologique dont peut s'enorgueillir la Tunisie d'aujourd'hui. Il est à noter que ces peuples n'étaient généralement pas pourchassés par ceux qui les avaient succédé, n'ayant pas fait l'objet d'expulsions massives comme ce fut le cas des Maures d'Espagne au 15e siècle. Ils étaient plutôt assimilés, mélangés avec les nouveaux arrivants, formant un melting-pot devant ressembler à celui observé présentement dans certains pays d'Amérique latine. Quant aux Arabes arrivés au 7e siècle, ils faisaient exception. D'abord parce qu'ils avaient marqué profondément et durablement le pays aux plans tant religieux, linguistique que culturel. Ensuite parce qu'ils venaient du Sud, plus exactement de la Péninsule arabique, par voie terrestre, non pour dominer, ni pour exploiter à leur profit des richesses, ni pour piller des villes opulentes et saccager des campagnes verdoyantes, mais pour faire partager la foi dont ils étaient les messagers et l'imposer, si besoin, par la force des armes. Une fois l'objectif atteint, ils s'étaient fondus dans les populations autochtones, surtout en milieu urbain. Ce qui devait laisser la place à un vrai métissage ethnique et culturel. Quant aux campagnes, elles ont connu un sort différent. Elles subirent violemment l'assaut des tribus nomades de Béni Hilal venues d'Egypte, au milieu du 11e siècle. La conséquence en était notamment l'apport d'une certaine dose d'arabité dont s'étaient fortement imprégnées les populations rurales d'alors. Pour autant sommes-nous des Arabes ? La question mérite d'être posée. Interrogez les Brésiliens, Argentins, Australiens, Canadiens francophones… dont les pays respectifs ont connu des événements historiques similaires, s'ils se sentent respectivement Portugais, Espagnols, Anglais, Français…, leur réponse est évidemment négative. Alors pourquoi les peuples avec lesquels les Arabes s'étaient mélangés sont-ils considérés comme tels ? Dans son livre ayant pour titre " Athaaf Ahl Ezzamen … ", le célèbre chroniqueur Ibn Abi Dhiaf fin observateur de son temps (19e siècle), ne notait-il pas la présence dans le royaume de Tunisie de deux catégories de populations : les habitants des villes (ahl hadhira) et les gens vivant dans les campagnes (el ourbene). Mais il ne parlait point d'Arabes. Mais de nos jours, avec le développement socioéconomique, certes à des degrés divers selon les régions, et l'émancipation de la femme, on assiste à des bouleversements sociaux, en particulier à un phénomène d'urbanisation croissante des villes où les références régionales et tribales tendent à disparaître. Préservons notre Tunisie, objet de tant de convoitises, et tenons à notre tunisianité que nul ne peut contester, étant forgée, façonnée et, modelée par la conjonction de la géographie et de l'histoire. Nous pouvons en être fiers depuis que la révolution du 14 janvier en a montré au reste du monde, l'originalité, sinon la singularité.