Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Quelques mesures prises récemment et certaines déclarations nous font légitimement craindre le retour des vieux démons du passé que l'on a cru chassés à jamais. Ainsi le ministère de la Défense nationale vient d'annoncer la fermeture de quelques sites Internet dont le contenu risque de porter atteinte à la sécurité du pays. Cela, à la limite, en raison des circonstances exceptionnelles qui sont les nôtres, nous pouvons finir par l'admettre et par le comprendre. Mais comment admettre, par contre, la décision de justice prise à la suite d'une requête présentée par trois avocats et enjoignant à l'Agence tunisienne d'Internet de fermer sept sites pornographiques car incompatibles avec nos valeurs islamiques ? Est-ce là, véritablement, l'urgence du moment ? Nos magistrats n'ont-ils pas sur leurs bureaux des dossiers de loin plus urgents et autrement plus importants à traiter ? S'achemine-t-on vers l'instauration de l'ordre moral et vers la création d'un ministère de la Vertu ? La censure est-elle déjà de retour ? Pour préserver nos jeunes enfants de la fréquentation de certains sites malsains, n'y a-t-il pas d'autres mesures à préconiser comme celle du contrôle parental lors de la navigation de leur progéniture sur la Toile ? Mais, au fait, de qui se moque-t-on : fermer sept sites alors qu'il y en a une centaine au moins, sans compter tous ceux qui sont transmis par satellite et que l'on peut voir sur son téléviseur ! A moins que l'on ne nous prenne pour des mineurs qui ont besoin d'un Guide suprême qui décide pour tous ce qui est licite et ce qui ne l'est pas ! A moins encore que le but de toute cette manœuvre ne consiste à détourner notre regard de problèmes bien plus sérieux et déterminants quant à l'avenir du pays comme la date des futures élections d'une Constituante ou le contenu des programmes des partis qui comptent participer à cette échéance électorale ? Sur un tout autre plan, comment comprendre le communiqué comminatoire du ministère de l'Intérieur «dénonçant une campagne de dénigrement contre son personnel» et promettant de «prendre les mesures et dispositions qui s'imposent pour faire face aux allégations qui ciblent les agents de la sécurité intérieure» ? Si la condamnation des attaques personnelles tombe normalement sous le bon sens, il n'en demeure pas moins que le respect se mérite et ne peut jamais s'imposer par des communiqués qui se veulent menaçants. Faut-il rappeler aux auteurs de ce texte inutile que les fonctionnaires du ministère de l'Intérieur ne peuvent plus prétendre être au-dessus des critiques qui depuis un certain et béni 14 janvier touchent tout le personnel de l'Etat et des institutions ? Il faudra bien s'y faire au ministère de l'Intérieur et ailleurs car la Révolution est passée aussi par là ! Pourquoi, d'ailleurs, faudrait-il épargner les critiques à ce département ? Son bilan depuis le 14 janvier est-il si brillant ? Certes, des communiqués quasi quotidiens nous apprennent l'arrestation de nombreux et dangereux malfrats et nous ne pouvons que féliciter les responsables de notre sécurité pour ces actions coup de poing susceptibles d'instaurer la confiance du citoyen en sa police. Mais qu'en est-il, réellement, des snipers qui ont semé la mort dans tout le pays juste après le départ de l'ancien dictateur ? Motus et bouche cousue ! Qu'en est-il des commanditaires des violences qui ont endeuillé la capitale et certaines régions du pays et à la place desquels seuls quelques adolescents et jeunes casseurs ont été arrêtés ? Motus et bouche cousue ! Qu'en est-il encore des anciens tortionnaires ? Le ministère de l'Intérieur a-t-il procédé à sa propre mue et s'est-il purgé lui-même des mauvais éléments qui lui ont collé la tenace et sinistre réputation qui a été la sienne sous l'ancien régime ? Qu'il commence d'abord par faire son autocritique et change de mentalité afin d'acquérir une culture citoyenne et, ainsi, se mettre au service de la nation et du peuple avant d'interdire les critique à son encontre ! Ce n'est qu'en procédant de la sorte qu'il fermera réellement le bec à cette feuille de chou hebdomadaire nouvellement apparue sous nos cieux, après avoir temporairement sévi ailleurs avec un culot et une audace remarqués, et qui se trouve particulièrement visée par le communiqué déjà cité en raison de la liste de la honte qu'elle dresse régulièrement sur ses colonnes chaque semaine. Ces débats, pour importants qu'ils soient, peuvent paraître surréalistes aujourd'hui alors que tout le pays est dans l'attente de la fixation de la date des prochaines et si capitales élections. Ainsi légiférer sur les sites pornographiques ou réclamer «une protection juridique» pour les agents du ministère de l'Intérieur sont des mesures qui peuvent paraître, à juste titre, comme des incongruités, au moment où les nuages s'amoncellent de nouveau et dangereusement au-dessus de nos têtes ! Routes coupées pour un oui ou pour un non : pour exprimer son soutien à un enfant de la région et ancien gouverneur mis en examen, ou pour réclamer du travail comme à Tataouine ! Des douaniers en grève illimitée jusqu'au départ de leur chef hiérarchique déclaré, sans jugement aucun, persona non grata. Grève illimitée encore à Tunisie Télécom jusqu'à la suppression des contrats aux salaires faramineux, faisant ainsi perdre quotidiennement de l'argent à l'entreprise. Grève illimitée encore et toujours des transporteurs routiers relevant de l'Ugtt, d'où des pénuries déjà comme celle des carburants – et cela au moment précis où dans les familles l'on s'organise chaque matin pour conduire les enfants aux examens ! Est-ce ainsi que la Centrale syndicale entend participer à la réussite et à la pérennité de la Révolution ? Rappelons que c'est une longue grève des camionneurs largement monnayée par la C.I.A. et paralysant gravement et durablement l'ensemble du Chili à partir d'octobre 1972 qui a précipité la chute du socialiste Salvador Allende et a amené au pouvoir le général Pinochet à la suite du coup d'Etat du 11 septembre 1973. Qui, chez nous, se cache derrière la grève des routiers ? Qui cherche à nuire à la fragile transition démocratique ? Qui a l'intention de mettre à genoux notre économie déjà chancelante ? Est-ce par de pareils actes irresponsables et en suivant cette voie si hasardeuse que l'on espère construire une Tunisie juste, tolérante, égalitaire et démocratique ? P.-S. On apprend à l'instant que la grève des camionneurs vient d'être suspendue. Mais tout danger ne semble pas définitivement écarté puisque le négociateur côté routiers a déclaré au cours du journal télévisé de la chaîne nationale, mardi 31 à 14h00, que le recours à la grève sera de nouveau envisagé si les accords conclus ne sont pas appliqués dans l'immédiat.