Par Abdelhamid GMATI Grand émoi, cette semaine, à la suite des tragiques événements de Métlaoui. Onze morts et une centaine de blessés dans un conflit tribal déclenché par une rumeur concernant une répartition d'emplois entre tribus. Déjà, au mois de mars dernier, des affrontements, également déclenchés pour les mêmes raisons, avaient fait deux morts et une vingtaine de blessés. Partis politiques, organisations syndicales et organisations civiles ont déploré, condamné, appelé à la réconciliation. Certains observateurs, en quête d'explications, n'hésitent pas à dénoncer des " forces occultes ", contre-révolutionnaires, qui jouent sur le tribalisme pour semer la zizanie et déclencher les troubles. Soit. Mais les faits sont têtus : il y a eu mort d'hommes et des dizaines de blessés. Un drame dans cette Tunisie nouvelle que l'on veut de liberté et de tolérance. Les auteurs de ces troubles, dont plusieurs ont été arrêtés et risquent de lourdes peines, savent-ils ce qu'ils font? Pourquoi cette violence ? Faut-il le leur pardonner ? Le régionalisme, le tribalisme n'existent-ils que dans ces régions ? L'une des premières préoccupations de Bourguiba, dès l'Indépendance, a été de combattre ce régionalisme et ce tribalisme que les Beys et le colonialisme attisaient et nourrissaient selon le principe de " diviser pour régner ". Dans son désir de bannir ces fléaux et de réussir l'unité nationale, il prit des mesures dont il ne mesura pas tous les effets collatéraux. D'abord, comme tous les dirigeants arabes ( parce que Bourguiba, malgré son esprit style IIIe République française, reste arabo-musulman), pour gouverner en toute quiétude et en confiance, il usa du fameux cercle concentrique, bien décrit par Ibn Khaldoun : la famille proche, puis la famille par alliance, les représentants locaux, puis régionaux etc. Ce qui n'est pas la meilleure façon d'éliminer le régionalisme. A l'Assemblée nationale, les députés étaient élus par les régions mais ils devaient se considérer non pas comme des représentants de leurs régions respectives mais comme représentants de toute la population. Les députés ne pouvaient que difficilement traiter et défendre les besoins et aspirations de leurs régions. C'est le gouvernement central qui décidait des besoins de ces régions selon des priorités arbitraires. Un exemple : lors des festivités organisées pour l'anniversaire de Bourguiba, où tous les gouvernorats venaient proposer des spectacles laudatifs, le gouverneur de Kasserine (pourtant sahélien d'origine mais désireux de faire du bon travail), assis près du chef de l'Etat, expliquait les besoins et les réalisations du gouvernorat. Bourguiba, se penchant vers Mzali, alors Premier ministre, lui murmura: " Ils (les Kasserinois) ne vont pas être mieux que nous (les Monastiriens), j'espère ?". Le gouverneur ravala les demandes qu'il comptait exposer. Cet état d'esprit contribua à la marginalisation de certaines régions. On en a vu les conséquences, aggravées par l'ère de Ben Ali, et qui ont été à l'origine de cette Révolution. Mais indépendamment de cela, soyons honnêtes avec nous-mêmes : le régionalisme, le tribalisme ne sont pas l'apanage de ces seuls habitants du sud ou de l'ouest. Ils existent partout dans le pays. Les manifestations du régionalisme nous les vivons pratiquement chaque jour. Lors des matches sportifs, entre autres ; que l'Etoile du Sahel vienne se produire à Tunis, et l'on entend toutes sortes d'insultes, de quolibets et d'appels à la violence. Qu'un espérantiste, un clubiste ou autres, aille supporter son équipe à Sousse, à Monatir, à Béjà, à Bizerte et ailleurs, il risque de se faire lyncher dès qu'il affiche ses préférences. Dans les administrations publiques, les promotions sont aussi tributaires des origines régionales. Même dans la vie privée, épouser l'élue de son cœur, d'une certaine région (Sfax, Sousse, Kasserine ou autres) pour un jeune homme venant d'une autre région, relève de la course d'obstacles. A Tunis, à Sousse, à Sfax, à Bizerte, et ailleurs, on imputera les malheurs de la ville (délinquance, mendicité, appauvrissement etc.), aux " étrangers " venus d'autres régions. Même Mohamed Mzali, Premier ministre, expliquant les problèmes du chômage, de délinquance à Tunis, déplorait l'exode rural, oubliant que lui-même était un " exodé rural ". Dans le langage quotidien, on retrouve ces manifestations régionalistes : les " 08 ", " 07 ", les " Guelli, gottlou ", les " Ani " etc… ponctuent ces exclusions. On se rappelle le tollé soulevé l'an dernier, par un feuilleton télévisé dont les personnages usaient du parler sfaxien, alors que pendant des années les Tunisiens riaient du parler keffois, kasserinois, tabarkien, ou jridi. Même à l'Université, on retrouve ces manifestations, les jeunes issus d'une même région se réunissent, à l'exclusion des autres. En contradiction avec leurs slogans idéologiques. Et tous ne savent pas ce qu'ils font. Du moins, ils n'en mesurent pas les conséquences. Alors ? Ne jetons pas la pierre aux autres, c'est-à-dire à nos compatriotes de Métlaoui, de Tozeur, de Gafsa, de Douz, de Thala, de Bizerte, de Sfax, de Tabarka ou de Tataouine. Regardons sérieusement ce qui les préoccupe, ce qui cause leur désespoir. Certes le peuple tunisien a vécu des années d'exclusion, de marginalisation, d'exploitation. En cela nous sommes tous égaux. Mais il y en a qui sont plus égaux que d'autres. Rendons nous compte de ce que nous faisons. A commencer par nos aspirants dirigeants.