Par Hichem Rostom * La révolution tunisienne nourrit de vastes espérances sociales et culturelles. Elle est en train de provoquer des besoins immenses, une fureur de vivre, qui interpellent forcement les artistes. Leur rôle social, si longtemps marginalisé et dénigré, est d'inscrire la création artistique dans la Cité. Les révolutions qui réussissent sont celles qui ne se contentent pas d'œuvrer pour l'abolition de l'ordre totalitaire. Les révolutions qui échouent aboutissent à de nouvelles dictatures et à des oligarchies masquées. La révolution agite la société en profondeur pour transformer l'homme et réinventer des valeurs humaines. Celles-ci sont héritées de l'histoire, conquises par des femmes et des hommes qui ont semé des idéaux, voire des utopies, qui sont continuellement remis en question pour les maintenir vivants et fertiles pour d'autres idéaux toujours à conquérir. C'est un parcours semé d'embûches, qui nécessite d'autres sacrifices et qui ne peut se permettre aucune pause. Avec les forces vives de la société, les artistes et les intellectuels y contribuent à leur manière. La démocratie se forge sur des concepts qu'il est bon de rappeler : la liberté, la citoyenneté, la laïcité, la modernité, et la culture avec tout ce qu'elle implique comme œuvres de l'esprit et mémoire collective. La liberté de l'artiste, son autonomie, son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique supposent la contestation du pouvoir quelles que soient sa nature et ses tendances idéologiques. L'art est contestataire par essence. C'est un agitateur indispensable pour remuer la vase et mettre en lumière la condition humaine, nos rêves et nos faiblesses. L'art est cynique. Il choisit son temps, son espace et ses sujets. Il peut décider du meilleur et laisse aux politiciens la tâche de répondre du pire. Si l'erreur politique est fatale, l'artiste peut dire «je me suis trompé» et écrire un autre livre, tourner un autre film, composer une nouvelle symphonie… En tant qu'êtres humains, nous devons accepter que nos idéaux ne se recoupent pas avec la réalité. L'art a besoin d'utopies Nous devons nous méfier de la culture dogmatique, du politiquement correct, de la pensée unique et des moules idéologiques. L'histoire des révolutions nous a enseigné leurs dérives culturelles qui aboutissent à une culture opium du peuple qui abrutit les masses en abolissant toute audace et toute transgression au nom de la révolution. «Le réalisme socialiste» stalinien, «la révolution culturelle» maoïste, les slogans stériles du nationalisme arabe, les privations de liberté des intellectuels cubains…. avaient tous enfermé la création artistique dans l'allégeance au pouvoir totalitaire. Le rôle de l'artiste est de maintenir la société éveillée, d'alimenter la réflexion, d'enrichir le débat critique, d'ouvrir l'espace de la pédagogie dialectique, en détruisant les murs des tabous, en renouvelant les formes d'expression par la remise en cause des conventions. L'art est moins préoccupé par l'immédiat que par la mise en forme d'une vision futuriste, même si cette vision entre en contradiction avec les réalités sociales et avec le pragmatisme politique. Si nous prenons par exemple ce qui est communément appelé théâtre engagé, posons-nous la question, en quoi l'est-il ? Force est de constater qu'il ne s'engage pas dans les luttes politiques ou sociales. Son objectif est beaucoup plus modeste. Il ne s'agit pas de transmettre un message, de donner des leçons ou de répondre à des questions. Il est engagé dans un processus dans lequel il n'est pas le seul acteur. Il y participe avec tout le corps social. C'est un processus de transformation de l'homme dans ses mentalités et ses comportements. C'est en changeant l'homme qu'on change la société : le dramaturge allemand Bertlot Brecht avec ses courtes pièces didactiques (par exemple : «Celui qui dit oui, celui qui dit non», ou Le prix du fer…), le travail d'Armand Gatti avec des non-professionnels issus du prolétariat ou des couches sociales abandonnées du champ sémantique de la création théâtrale, «Le théâtre des opprimés» avec ses «canevas» dramatiques de l'Argentin Augusto Boal qui transforme la représentation théâtrale en forum de discussion avec le public autour de thèmes politiques. Parmi tant d'autres théâtres contestataires porteurs d'un discours politique didactique, qui avaient foisonné ces dernières décennies surtout en Amérique Latine : Teatro Campessino, par des immigrés mexicains aux Etats-Unis, Groupo Escambray à Cuba, Teatro Experimental de Cali en Colombie initié par le grand dramaturge Enrique Buenaventura, qui on travaillé dans les zones les plus défavorisées de leurs pays, toutes ces expériences se sont déroulées dans un partenariat étroit entre des encadreurs professionnels et des acteurs de la vie associative représentant les couches de la société privées de parole au profit du développement d'une pédagogie ludique et artistique de la démocratie, et donc de la politique. Ces hommes de théâtre engagés dans ces «forums» répondent aux besoins de ceux et celles qui ne veulent pas être marginalisés et qui prennent la parole en inscrivant les pratiques artistiques au cœur du débat politique. Parallèlement au développement de cette dynamique culturelle dans laquelle les créateurs prennent toute leur part, la société civile avec ses représentants dans les groupements professionnels, associations, ONG, syndicats, enseignants, animateurs sociaux, etc. s'engagent dans la création artistique. Ainsi, ce ne sont pas les artistes qui font de l'art engagé, mais la société elle-même qui s'engage dans l'art, avec l'appui et le savoir-faire des artistes et des animateurs culturels. Cet ensemble d'initiatives publiques ou privées constituent le fondement de toute politique culturelle, laquelle est mise en place par les politiques dans le cadre de leurs programmes politiques et de leurs projets de société. Si l'artiste imagine l'œuvre artistique, l'autorité politique se doit d'imaginer et de mettre en place une vision sociale de sa politique culturelle. Ici, l'expression culturelle englobe une vision du monde et les moyens à mettre en œuvre pour la réaliser. (A suivre)