Par Hédi CAMMOUN* Les islamistes ne sont pas désarmés face à la revendication citoyenne. Les plus déterminés à en découdre avec la révolution tunisienne ne s'embarrassent pas de ce concept. Pour eux, l'individu, ne pouvant maîtriser ses pulsions et ses passions, ne peut être un bon citoyen qu'en étant un musulman gouverné par le "halal" et le "haram". On devine sans peine la nature de l'Etat qu'une telle conception réserve à la Tunisie. Le discours du mouvement Ennahdha est plus politique et plus subtil. Ce dernier dispose d'un arsenal conceptuel suffisamment modernisé pour ne pas être gêné aux entournures. Il clame ainsi haut et fort son attachement à la citoyenneté et son allégeance à l'Etat démocratique, allant jusqu'à affirmer par la bouche de son porte-parole, Nourreddine B'hiri, lors du débat télévisé du 13/5/2011, qu'il n'y a pas de parti religieux en Tunisie. Quelques jours auparavant sur le même écran, M. Samir Dilou, représentant de la même organisation, met en parallèle Ennahdha et les partis occidentaux d'obédience chrétienne (social-chrétien, démocrate-chrétien…) opérant dans le cadre d'Etats démocratiques. L'idée de base déjà défendue par la Tendance islamique progressiste en 1981, face au Mouvement de la tendance islamique, est qu'un parti à base d'idéologie religieuse utilisant la doctrine comme instrument d'analyse politique et sociale, à l'instar de la philosophie matérialiste, doit être distingué d'un parti à base confessionnaliste maximaliste dans sa stratégie, visant l'établissement d'un Etat théocratique. En réalité, ce distingo subtil n'est valable que pour les démocraties occidentales qui, depuis plus d'un siècle, ont séparé, dans les textes et dans les faits, l'Eglise et l'Etat et sécularisé le pouvoir et le savoir. Une telle perspective est totalement exclue par les islamistes, autoproclamés représentants d'une religion qui a vocation à gouverner et à gérer — dans la confusion la plus totale du temporel et du spirituel — tous les aspects de la vie sociale et individuelle. Il convient d'avoir présent à l'esprit, en cette période préélectorale, que l'islamisme, idéologique ou messianique , a les moyens de s'approprier la notion de citoyenneté en la rattachant au cadre normatif et protecteur, identifiant et unifiant, du dogme religieux, faisant ainsi de la communauté religieuse la seule source de civisme. Le fantôme nahdhaoui blanchi… la citoyenneté instrumentalisée Dans le camp des modernistes, des voix s'élèvent publiquement pour critiquer sévèrement I.C. Au Forum international de Réalités, Héla Béji ironise sur la citoyenneté " devenue une valeur plus sacrée que la croyance religieuse ". " Brandir aujourd'hui, dit-elle, la peur du religieux comme fondement d'un front commun moderniste me paraît une grave erreur d'appréciation et même une forme d'irresponsabilité et d'inconscience, puisqu'elle fait revenir au-devant de la scène ce qui précisément a été vaincu par la révolution".L'aveuglement est patent dans cette rhétorique qui doit lui valoir, à n'en point douter, la reconnaissance des islamistes. Quant à M. Slimane Lamine, il s'interroge avec septicisme sur la réalité " du double langage " d'Ennahdha et sur son " intention latente d'accaparer le pouvoir et d'établir la chariaâ " (La Presse du 09/5/2011). Plutôt que d'"avoir peur de ce phénomène de société", il invite à considérer que " les islamistes interagissent avec la réalité ainsi qu'avec leur référence islamique", allant jusqu'à se demander si ce mouvement ne propose pas "une vision de réformes et de développement et une exégèse moderne des textes sacrés ". "En propageant la peur du fantôme nahdhaoui, on incite le curieux à le découvrir " conclut-il, se mettant de la sorte au diapason de Mme Béji. Il y a aussi ceux qui adhèrent à la citoyenneté mais ne s'en tiennent pas à l'esprit du mouvement qui veut la promouvoir dans le champ politique. A la conférence de presse donnée par I.C. le 28 avril à El Teatro, Mansour Moâlla (La Presse du 29/4/2011) apporte son soutien à ce mouvement, reconnaissant que sa charte " représente le minimum sur lequel s'accordent tous les Tunisiens ". Or, à l'encontre de la vocation unitaire mobilisatrice de cette charte qui " n'a pas de rôle politique " ni " de programme économique et social ", dit un de ses fondateurs, il appelle à " éviter les extrêmes ", ajoutant que " la Tunisie ne peut être gouvernée qu'au centre ". Une formule éculée du langage politique occidental qui se veut rassurante, dans la bouche d'un homme rompu à la gestion des affaires publiques qui n'est pas sans savoir que pour le centre, traditionnellement, la démocratie n'est que la voie la moins coûteuse pour faire la politique de la droite, et qu'actuellement, les deux se confondent dans le rôle d'exécutants des décisions supranationales. En quoi, dans ces conditions, la gouvernance au centre serait-elle respectueuse d'une citoyenneté mise à mal par le libéralisme mondialisé ? En anticipant la place du futur gouvernement tunisien dans l'hémicycle parlementaire, et en jetant l'anathème sur les " extrêmes" toutes obédiences confondues, il s'écarte de la vocation de I.C. en politisant son appel unitaire. Si l'on doit appeler à la vigilance contre les prédateurs de la citoyenneté, c'est sans détour qu'il faut désigner les vraies " extrêmes ", ses ennemis. Ils sont au nombre de deux. L'un est économique : c'est le libéralisme mondialisé qui désagrège la société. L'autre est idéologique : c'est l'islamisme réductionniste qui la condamne à l'enfermement. A l'autre extrémité de l'échiquier politique, la gauche, l'extrême gauche et les militants syndicaux. Peut-être, dans l'esprit de Mansour Moâlla, ces derniers sont-ils à mettre dans le même sac ne constituent pas une menace pour la citoyenneté, mais par essence ses meilleurs défenseurs. Usant de l'amalgame, c'est du politique que Mansour Moâlla veut écarter cet " extrême ". Une main de fer dans un gant citoyen. Le professeur Abdelfettah Triki use aussi de l'amalgame, mais dans un autre registre, celui du " marketing à l'ère de la démocratie " (La Presse du 01/3/2011). Il joue sur les mots et manipule les concepts comme savent si bien le faire les agences de publicité et de communication, en affirmant sans vergogne que " le pouvoir déchu (ayant) confisqué les libertés politiques des personnes et des institutions (sic) ", " a privé les individus et les entreprises de leurs droits fondamentaux de citoyenneté ". Sans vergogne, c'est peu dire, car le concept de liberté politique étant étroitement lié à ceux de liberté civile et de droits de l'Homme, comment ces " institutions " peuvent-elles, en tant que telles, s'en prévaloir ? De même, n'est-ce pas contraire à l'évidence de reconnaître aux " entreprises "— glissement sémantique — une citoyenneté, à l'ère des multinationales et de la supranationalité ? Avec sa notoriété et le jumelage marketing-citoyen, le professeur Triki joue au pot de fer contre le pot de terre avec la dose de bonne foi qui sied à cet exercice.