Par Mounir BEZZARGA * Cinq mois après la fuite du dictateur et la chute de son régime, où en est la révolution tunisienne ? A l'heure où la majorité des Tunisiens semblent avoir accepté la date du 23 octobre, récemment annoncée par le Premier ministre par intérim, comme date finale des élections de la Constituante, il reste beaucoup de zones d'ombre au paysage post-révolutionnaire tunisien. Si chaque jour apporte son lot de nouvelles, il en est qui doivent nous pousser à nous interroger sur l'avenir. Dans ce sens, les derniers événements à Métlaoui représentent une pierre noire dans l'histoire post-révolutionnaire de la Tunisie. La peur de la régression couplée à un sentiment d'horreur s'est emparée de nos compatriotes devant une telle barbarie que rien ne justifiait, ni les antagonismes tribaux, ni l'indigence et le sentiment de frustration des habitants de cette ville. Certes, les forces de l'ordre ont arrêté les coupables, il n'en demeure pas moins que le spectre hideux de la barbarie et de l'ignorance a montré son visage et ne sera pas de sitôt oublié par les Tunisiens, ni d'ailleurs par les enfants et petits-enfants des victimes qui courent le risque de tomber dans le cycle de la vengeance. Il est vrai que la révolution n'est pas la panacée aux maux d'une nation, mais après le souffle libérateur du départ de Ben Ali et de la chute de son système, le peuple tunisien n'a pas vraiment trouvé de satisfaction réelle jusqu'ici de célébrer sa victoire sur l'histoire. Vols, délits de toutes sortes, sit-in, grèves et destructions restent malheureusement le lot quotidien de nos compatriotes, dans l'espoir d'une vie plus sereine et plus sûre. Si l'élection de l'Assemblée constituante apportera une crédibilité certaine aux actions engagées par le nouveau gouvernement qu'elle sera appelée à nommer, la tâche reste encore ardue pour voir fleurir les promesses de la révolution que sont la liberté (totale) d'expression, l'équité entre Tunisiens et la démocratie. D'ici là, il ne convient certes pas de rester les bras croisés. La révolution qui, nous l'espérons, a durablement transformé le paysage du pays et qui devrait permettre aux Tunisiens d'engager des réformes décisives sur le plan des libertés, du chômage et de l'économie, est, pour l'heure, dans un triste état. L'espérance légitime de la population en une amélioration des conditions de vie est grande et l'espoir d'un plan Marshall en provenance du G8 (qui tarde à venir) ne doit pas nous faire oublier le danger de la spirale de l'endettement, ni l'importance de compter sur nous-mêmes. Economie en lambeaux, chômage galopant, investissement zéro, sécurité chancelante, moral de la population au bord de la crise de nerfs, sans compter le problème des réfugiés libyens et autres, auxquels les habitants et les autorités de notre pays ont généreusement fourni hospitalité et assistance. Dans un de ses livres, Jacques Attali disait que «l'utopie n'est que le nom donné aux réformes, lorsqu'il faut attendre les révolutions pour les entreprendre». Rien n'est plus vrai ! La révolution tunisienne aurait dû sonner le glas d'une certaine manière de penser la politique, il n'en est rien jusqu'ici. Le premier souci des Tunisiens, à savoir la sécurité, grandit de jour en jour. Le laxisme des autorités devant certains agissements violents est à notre avis à déplorer. A ce moment précis de notre histoire, de tels agissements méritent plus que la peine encourue par la loi, ils méritent à leurs auteurs d'être montrés du doigt de manière durable, pourquoi ne pas apposer par exemple une mention sur leur carte d'identité ? Un autre phénomène qui, nous l'espérons, restera un épiphénomène, est celui du terrorisme auquel notre armée a été récemment confrontée. Autant dire que la liste des défis auxquels le pays fait face est longue. C'est pour cela que nous invitons le lecteur à tenir compte des dangers exogènes et endogènes qui guettent le pays, tout en dénonçant certaines décisions ou comportements qui nous semblent aberrants en cette étape cruciale. Nous encourageons à cet effet la création de comités de réflexion susceptibles d'enrichir un débat citoyen loin des querelles de clocher entre partis politiques, tout en proposant des solutions aux futurs décideurs. L'exploitation de la révolution par différents individus et partis politiques est aussi lamentable que contre-productive. Certains «débats» télévisés sont affligeants de bêtise et de méchanceté. Est-ce pour cela que le peuple est descendu dans la rue ? Nous avons besoin de projets réels et non de luttes intestines. A force de taper sur le cadavre du RCD, l'on finira par le ressusciter. Le RCD est bien mort, continuer à croire dans la force de sa «spectralité» relève de la pathologie. L'exclusion légitime de ses dirigeants et membres ne doit pas se faire aux dépens du droit de chaque citoyen tunisien de voter ou de se présenter à la Constituante. Les critères de l'exclusion devraient être revus vers plus d'objectivité et sur la base de faits avérés. «La dégagemania» qui a eu son heure de gloire pour s'exporter dans d'autres contrées n'a plus lieu d'être en Tunisie, car la plupart de ceux qui étaient persona non grata ont été «dégagés» et nous courons le risque de ne plus trouver de compétences pour remettre le pays en marche. Mis à part un meilleur équilibre durable des richesses parmi les régions — auquel le gouvernement intérimaire s'est attelé depuis le début —, le pays a plus que jamais besoin d'une répartition régionale plus juste et plus proche des citoyens. Enfin, les enseignants universitaires que nous sommes appelons à une réforme de l'enseignement qui, malheureusement, a été pris en otage aussi bien par l'ancien pouvoir que par le nouveau. L'ancien régime imposant ses lois scélérates sans consultation aucune avec la base, nous en voulons pour preuve la décision de fixer l'âge de la retraite des enseignants du corps A (maîtres de conférences et professeurs d'enseignement supérieur) à 65 ans, et le nouveau qui a permis l'entrée en force du syndicat de l'enseignement supérieur au ministère de tutelle. Aujourd'hui, c'est le syndicat qui fait la pluie et le beau temps, oubliant son rôle de contre-pouvoir, négligeant les vrais problèmes des enseignants du supérieur, et réglant ses comptes avec ceux considérés comme des anti-syndicaux. Le populisme affiché par le syndicat au détriment de la compétence scientifique ne résoudra pas les problèmes du secteur. Triste spectacle dont l'enseignement supérieur aurait pu faire l'économie. Cette réforme doit passer dans l'immédiat par une réforme profonde du LMD, l'abaissement de l'âge de la retraite pour les professeurs et maîtres de conférences à 60 ans, et l'amélioration (en temps voulu) des conditions de travail et de rémunération des enseignants du supérieur, dont le moral est tombé bien bas, surtout après avoir tant espéré de la révolution. «Les vraies révolution sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes. Le sang, c'est toujours pour payer la hâte de quelques hommes pressés de jouer leur petit rôle», disait Anouilh. Ne laissons pas la révolution tunisienne échouer comme tant d'autres, à cause de luttes intestines, souvent byzantines et en tout cas fratricides, de certains hommes, trop «pressés de jouer leur petit rôle».