Par M'hamed Jaïbi Des économistes, des politiques, des associatifs, des syndicalistes et de nombreux citoyens s'expriment ça et là en faveur d'une révision de notre modèle de développement, voire de la conception d'un «nouveau» modèle qui serait «plus juste» et «plus équitable», et qui permettrait un meilleur développement des régions sur la voie d'une réelle prospérité de l'ensemble du peuple tunisien sans la moindre disparité. Ce débat est des plus légitimes et la réflexion en vue d'un système économique et social qui soit à la fois viable et prometteur d'une véritable prospérité pour l'ensemble des régions du pays et des catégories sociales est essentielle à un moment où le peuple tunisien s'apprête à élire une Assemblée nationale constituante chargée de mettre en place le nouveau régime politique, et à ouvrir une page nouvelle de l'histoire du pays où la démocratie sera le ferment de la justice et de l'égalité des chances. Des puristes pourraient se dire que les objectifs de la révolution sont au-dessus des modèles et des schémas, qu'ils sont trop chers au peuple tunisien pour que nous prenions le risque de les occulter ou de les malmener en mettant en pratique tel ou tel choix de développement. Il n'empêche que des choix seront faits et qu'ils devront obéir aux normes et critères économiques en vigueur au niveau international. Or ces normes et critères se rattachent indubitablement au modèle d'économie libérale avec ses nuances et ses multiples expériences nationales spécifiques. En Tunisie, la libéralisation a permis depuis 1971 une croissance régulière et une progression continuelle du pouvoir d'achat. Mais elle a également donné lieu à des crises de croissance et à des périodes de remise en question ouvrant la voie, chaque fois, à une renégociation des termes du modèle socioéconomique : crise de 77-78, crise des «événements du pain», crise de 1987 dont a tiré profit Ben Ali pour prendre le pouvoir, et enfin crise de décembre 2010-janvier 2011 qui a enfanté la révolution. Mais la révolution de la liberté et de la dignité n'est pas une révolution remettant en cause les options libérales qui, malgré les insuffisances, ont fait leurs preuves en Tunisie. C'est une révolution qui s'élève contre la mauvaise gestion, contre le pillage de notre économie, contre le racket et le détournement des fruits de la croissance de l'économie nationale au profit des intérêts mafieux de «la famille». D'où l'impératif d'être attentif au discours de tous les intervenants dans la vie publique et de trier les approches. Car s'il se trouve que tout le monde parle de la nécessité d'un «nouveau» modèle de développement, il devient urgent de définir ce que chacun entend par «nouveau modèle». S'agit-il de corriger notre modèle socio-libéral tunisien qui a fait la preuve de sa supériorité parmi les pays du Sud, ou au contraire de l'abandonner en faveur d'un système étatiste à philosophie collectiviste qui découragerait l'investissement privé et pénaliserait l'initiative individuelle ? Les objectifs de la révolution et les attentes de la jeunesse sont des impératifs concrets qui correspondent à des revendications légitimes et à des ambitions tout à fait conformes aux promesses que laisse entrevoir le succès du modèle socioéconomique tunisien. Ces objectifs sont trop essentiels et vitaux pour que le peuple tunisien prenne le risque de les négocier à l'aune des obsessions idéologiques des courants radicaux de la gauche anti-libérale. Au contraire, ce qu'attend la révolution, ce qu'attendent les jeunes cadres au chômage, ce qu'attendent les régions, c'est une protection du modèle socio-libéral de prospérité partagée propre à la Tunisie, et son développement au profit d'une relance de la croissance et d'une nouvelle répartition sociale et régionale de ses fruits de manière à assurer une dynamique de développement plus équitable, conforme au niveau atteint par le pays. En parasitant toute l'économie, en bafouant les lois de la concurrence, en accaparant les marchés d'Etat et les secteurs d'activité prospères, en contrôlant l'administration et en détournant les fruits de la croissance à leur profit, les proches de l'ancien président ont conduit à une implosion de notre machine économique et à un blocage de notre régulation socioéconomique. Et ils ont agi pour empêcher toute amélioration qualitative de notre modèle de développement dans le sens d'une régionalisation effective et d'une répartition plus judicieuse des richesses, celles-ci leur revenant en totalité. Il est essentiel aujourd'hui que le débat sur le modèle de développement n'ouvre pas la porte à une dérive idéologique qui risquerait de nous ramener en arrière. Ce alors que la révolution voulait nous propulser en avant, améliorer notre niveau de prospérité économique et sociale, tout en régulant la répartition régionale et catégorielle. La défaite définitive et sans appel du modèle de «socialisme scientifique», qu'il soit ou non assorti de «dictature du prolétariat», et la dérive à laquelle il a conduit dans tous les pays où il avait vu le jour, ont prouvé a posteriori la supériorité économique, sociale, humaine, culturelle, spirituelle et politique du modèle libéral. C'est dans ce modèle que s'inscrit l'expérience tunisienne depuis Nouira, avec des nuances, des spécificités et une indépendance de décision qui a souvent irrité les institutions financières internationales. Le libéralisme économique associé au libéralisme politique est une formidable mine de développement. Car le modèle libéral libère les énergies créatrices et la démocratie pluraliste associée au strict respect des droits de l'homme garantit la juste répartition de la richesse nationale produite, c'est à dire le partage de la prospérité et du bien-être entre tous les Tunisiens.