Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Il faut bien avoir le courage de le reconnaître‑: les islamistes sont en passe de gagner la première manche‑! Faire cet amer constat ne doit pas être interprété comme un signe de défaitisme ou l'occasion de se donner un prétexte facile pour se croiser les bras. C'est là, bien au contraire, une preuve de réalisme pour, d'abord, tirer de la situation que nous vivons les conséquences qui s'imposent, pour ensuite mieux rebondir et continuer l'indispensable action citoyenne. Celle-ci est d'autant plus nécessaire qu'à l'issue des débats qui nous occupent en ce moment historique qui est le nôtre, c'est le visage de la Tunisie d'aujourd'hui et celle de demain, sans doute, que nous aurons façonné. C'est de notre modèle de vie et de celui de nombreuses générations futures, fort probablement, que nous sommes en train de décider. Un vrai faux débat Or, par quels débats sommes-nous agités actuellement‑? C'est là qu'il faut se rendre à l'évidence et reconnaître que les islamistes ont réussi, pour le moment, à nous enfermer quasi exclusivement depuis des mois dans un débat identitaire qui n'avait pas et n'a pas lieu d'être. Sommes-nous berbères ou arabes‑? Laïcs ou musulmans‑? Ouverts, tolérants, rationalistes et adeptes de la modernité ou bien, au contraire, cultivant le repli identitaire, fanatiques, sectaires et tentés par un inconcevable retour aux sources et par une bien improbable et prétendue pureté ? Nous sommes-nous levés comme un seul homme le 14 janvier pour trancher ces questions‑? N'étions-nous pas unis alors par une immense aspiration à la liberté, la dignité, la démocratie, l'égalité sociale et au mieux-être pour tous‑? Que nous est-il arrivé depuis pour que les ferments de la division nous dispersent aux quatre vents et nous sèment sur des voies si différentes‑? Certes, nos différences constituent notre incontestable richesse. Mais dans la seule mesure où nous n'approfondissons pas davantage nos différences et où nous ne les transformons pas en différends‑! Dans la seule mesure aussi où nous portons notre regard vers le même horizon de progrès et de développement et unissons nos forces pour l'atteindre‑! Mais si les uns tirent à hue et les autres à dia, la voiture ne risque-t-elle pas à tout instant de verser dans le fossé‑? Lâcher la proie pour l'ombre Ainsi, si au lieu de planifier le développement régional et de se préoccuper de justice sociale, on perd un temps précieux à discuter si l'on doit ou non incriminer un professeur de philosophie à Bizerte et un professeur d'art dramatique à Sfax, n'est-ce pas là lâcher la proie pour l'ombre‑? Si au lieu de renforcer notre jeune révolution en sécurisant nos frontières et en purgeant notre administration des rescapés et autres caciques de l'ancien régime, encore planqués, en embuscade dans tous les services de l'Etat, on se chamaille pour ou contre la production d'une troupe d'actrices devant des réfugiés libyens dans le Sud, pour ou contre la projection d'un film dans la capitale, n'est-ce pas là lâcher la proie pour l'ombre‑? Si au lieu de concentrer tous nos efforts afin de secourir notre économie délabrée à la suite de sa mise sous tutelle pendant si longtemps par un clan mafieux, on se déchire à propos d'un éminent historien dont certains veulent faire un mécréant, n'est-ce pas là lâcher la proie pour l'ombre ? Si au lieu de cultiver le consensus sur le plan politique et œuvrer de concert pour garantir le processus démocratique et ses institutions en mettant l'intérêt supérieur de la nation au-dessus de toute considération partisane, on ne fait plutôt que continuellement soulever des questions de procédure et agiter régulièrement la menace de retrait avec comme unique souci d'engranger le maximum de voix aux prochaines échéances électorales, n'est-ce pas encore lâcher la proie pour l'ombre ? Retour aux fondamentaux Il nous faut donc revenir d'urgence aux fondamentaux et nous concentrer sur l'essentiel en abandonnant les stériles et vrais faux débats synonymes de perte de temps et d'énergie. Il nous faut donc sauver la Révolution qui risque d'être dévoyée et ainsi perdre son âme tout autant que les précieux acquis qu'elle nous a déjà offerts ! Pour cela, il nous faut faire nôtres quelques valeurs et ambitions communes: d'abord et avant tout, assurer d'une manière définitive la liberté d'expression pour tous dans le total respect d'autrui, sans agressivité et sans provocation tant dangereuses qu'inutiles. Encourager la tolérance en proclamant haut et fort, ici et maintenant, ce beau verset du Coran : «Vous avez votre foi, nous avons la nôtre!»; tout en programmant, pour le long terme, une courageuse réforme de notre enseignement sinistré afin de promouvoir l'ouverture d'esprit des générations futures. Ensuite, engager sans plus tarder une lutte sans relâche contre le chômage; militer pour un développement régional équilibré; redoubler d'efforts pour construire une économie saine et pour garantir une répartition équitable des richesses nationales. Enfin, aller de l'avant vers plus de démocratie dans un pays sécurisé grâce à une police et une justice au service du citoyen et toutes les deux débarrassées des serviteurs les plus affidés à l'ancien régime. Aussi, plutôt que de nous diviser en lâchant la proie pour l'ombre, devons-nous plutôt conjuguer nos communs efforts pour la construction d'une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, ambitieuse, égalitaire et démocratique.