J'ai toujours rêvé de voir les citoyens impliqués dans des actions citoyennes, de celles que l'on observe un peu partout autour de soi dans le monde. De ce genre d'actions qui servent l'intérêt général dans tous les domaines. Des actions volontaires, bénévoles et sans autre objectif que celui de se sentir bien après avoir accompli une œuvre utile à la communauté (ou à la cause). Il y a bien eu quelques actions de ce type au lendemain de l'indépendance du pays. Des campagnes de solidarité en faveur de tel quartier ou telle bourgade; des campagnes de propreté ou d'alphabétisation des adultes dans les écoles après les heures de cours. Un élan spontané; le fait de citoyens libres de toute attache partisane et uniquement mus par altruisme, traduction de la ferveur patriotique de Tunisiens fiers de se sentir maîtres de leur destin. Rapidement, le soufflé est retombé. Premières désillusions, premières manigances partisanes pour récupérer ce potentiel de générosité. Le cœur n'y était plus. Puis, les autorités y sont allées sans détour : l'action d'intérêt public est du seul ressort des institutions officielles, du Parti et de ses organisations satellites. Les associations de jeunesse (les Jeunesses scolaires, l'Etudiant zéitounien, par exemple), culturelles (tels les Anciens de Sadiki), de loisirs ou philanthropiques (à l'instar de l'Association de bienfaisance musulmane à Tunis, la Ligue du Jérid ou les Amis de la Kolla, à Sousse qui finançaient les études des élèves indigents) : toutes se sont évanouies les unes après les autres. La notion même de «fondation» par le biais de laquelle pouvait s'exercer la solidarité citoyenne a été expurgée du codex. A l'«ère du Changement», je me suis demandé pourquoi les partis dits d'opposition légale n'entreprenaient pas des actions d'utilité publique pour, au moins sur ce plan-là, se faire connaître de la société dont ils étaient censés représenter quelques franges. Cela, pensais-je, pouvait revêtir la forme de campagnes de propreté, de plantation d'arbres à l'occasion de la fête de l'Arbre. Par exemple. C'était oublier que telle n'était pas la vocation de la plupart d'entre eux et que les cerbères qui agissaient toujours en tant que parti unique n'étaient guère disposés à accorder à leurs créatures — et encore moins aux autres — la moindre espérance de crédibilité auprès de l'opinion publique, la moindre parcelle de popularité. Compassion et partage Puis vint la Révolution. Pour la première fois, le Tunisien est réellement maître de son destin. Allons-nous retrouver l'euphorie et la ferveur que procure l'émancipation ? Eh bien oui, et cela en dépit des vicissitudes passées. Les choses sont même allées au-delà. Les gestes de solidarité avec les régions enclavées ou avec les vagues de réfugiés de la guerre en Libye ont montré que les Tunisiens avaient gardé intact leurs sens de la compassion et du partage, à l'écart de tout calcul. On apprit également que telles formations politiques s'étaient mises à faire dans la solidarité dans tous les domaines : santé, enseignement, subsistance et même colonies de vacances. Intéressant. Mais dans quel esprit ? Les témoignages des bénéficiaires font état d'un véritable démarchage politique à la faveur de ces actions. On est loin, très loin des actions volontaires, bénévoles et désintéressées. Nous nous inscrivons ici dans une logique de marketing politique qui s'apparente davantage à une tromperie programmée sur la marchandise. «C'est de bonne guerre», proclameront certains ; «C'est malhonnête», rétorqueront les autres. C'est en tout cas une donnée avec laquelle il va falloir faire. Y compris sur le plan juridique car cela s'appelle purement et simplement achat de voix. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qu'il y a lieu de méditer, c'est la façon de contrer ce phénomène sur le terrain pour sauvegarder l'esprit de la véritable action citoyenne. Celle-ci ne devrait plus être ponctuelle et limitée dans l'espace et dans le temps ; elle doit s'étendre à toutes les régions et à tous les domaines. Surtout, elle devrait être le fait de structures supra-partisanes susceptibles de fédérer les bonnes volontés hors de tout calcul politique. Je pense, par exemple, aux comités de défense de la Révolution. On les a beaucoup entendus parler et très peu agir dans le champ du vécu quotidien de la population. Cela devrait pourtant être leur vocation. Leur contre-exemple neutraliserait les effets des menées sournoises, quelle que soit leur provenance. Il en va de même pour les scouts et autres organisations à caractère associatif indépendant à partir d'aujourd'hui appelées à justifier leur raison d'être de manière visible sur le terrain.