Par Sadok BELAID* Aujourd'hui, on est réellement tenté de se poser la question. A l'origine, la coloration religieuse et «islamique» du mouvement ne faisait aucun doute : la Nahdha s'appelait bien le «Mouvement de tendance islamique» (MTI). Mais ce n'était pas seulement une question de couleur ou d'appellation. La référence à l'Islam était aussi évidente quant au fond de l'idéologie dont ce mouvement se réclamait. Et même, la tendance «islamiste» était-elle alors tournée vers un extrémisme intransigeant sur le plan de l'idéologie et même violent sur celui de l'action sur le terrain, comme en témoignaient certains incidents survenus aussi bien dans la capitale que dans certaines villes balnéaires et qui, sans jamais avoir été élucidés, ont été, à l'époque, imputés à ce mouvement. Comme tous les mouvements fondés sur la religion, le «MTI» partageait avec les autres organisations islamistes un patrimoine idéologique commun—une sorte de «fonds de commerce» commun—qui sert de marqueur du mouvement, certifie sa filiation et qui, surtout, est censé demeurer inchangé et inaltérable du fait même de la sacralité du dogme sur lequel il est fondé. Cela peut se vérifier dans le cas du «MTI» lorsqu'il a pris le nom de «Nahdha». La «Nahdha» a repris pour son compte les fondements de l'idéologie de l'ancien «MTI» qui contient les mêmes articles de foi, globalement axés sur une certaine conception du pouvoir politique et de l'Etat «islamique» (la Umma, le Khalifat, Shari'a, prééminence des fuqaha dans l'Etat), des libertés individuelles (prééminence de la foi sur la liberté de conscience, statut de la femme) et sur certains principes moraux de conduite sociale (le voile, la consommation d'alcool, la mixité, etc.). Se départir de ces dogmes/lieux communs de l'islamisme, c'est perdre un peu de son islamité. Rompre avec l'un d'entre eux, c'est frôler l'apostasie, ou presque. Ainsi compris, «l'islamisme» laisse très peu de place à la politique et aux arrangements que cet art implique. Cependant, l'exil, pour certains de ses chefs historiques, la reconversion sociale pour certains autres et surtout, la perte de tout espoir de voir un jour se réaliser leurs utopies et de garder une quelconque assise populaire, ont conduit le mouvement à se «politiser», ou plus exactement, à feindre de jouer la carte politique. Comme les «Frères musulmans» en Egypte, la Nahdha s'est inscrite dans le système politique et partisan instauré à la suite du «14 janvier» et elle a affirmé sa volonté de respecter les règles de jeu et les limites de la politique, dans la conception «démocratique» que la «Révolution de la jeunesse» a adoptée. Or c'est là que le bât blesse profondément et douloureusement et que l'insoutenable calvaire de la Nahdha va commencer. En effet, si on décide d'entrer dans le monde politique, il faut que «le ramage se rapporte au plumage». En d'autres termes, il faut que la Nahdha donne des gages de la réalité de sa reconversion à la politique. Le martyre de la Nahdha va se manifester de jour en jour car, la politisation implique des concessions de plus en plus profondes… Or, il est évident que plus un mouvement «islamiste» fait des concessions sur son «islamité»—telle qu'il la conçoit —, plus il se «dé-islamise» au point qu'il va arriver un moment où on est bien forcé de se demander s'il reste encore quelque chose «d'islamique» dans son programme, et peut-être même, dans son identité. Qu'on en juge. Sur le plan politique, la Nahdha déclare adhérer à la doctrine démocratique car, dit-elle, la démocratie n'est après tout qu'une forme de Shura et inversement, et elle déclare accepter toutes leSs implications du jeu démocratique, notamment la renonciation à l'usage de la violence. Cela implique aussi qu'elle renonce à la vieille doctrine du «Khalifat» et qu'elle admet désormais que la source du pouvoir serait purement républicaine. La Nahdha déclare accepter que la nouvelle Tunisie soit une société civile et laïque (H. Jebali). Sur le plan des libertés individuelles, elle accepte de reconnaître la «liberté de conscience» et elle adhère à la sacro-sainte formule de l'article 1er de la Constitution tunisienne qui, selon R. Ghanouchi, exprime l'identité nationale et dont H. Jebali refuse tout amendement. Elle accepte de nuancer le rôle de la Shari'a dans la législation. Elle déclare accepter le principe de l'égalité des sexes, presque dans son intégralité et même dans sa version «révolutionnaire» et exclusivement «tunisienne» de la «parité et de l'alternance». Elle proclame son attachement au Code du statut personnel considéré comme un intouchable «acquis de la nation». Elle ne fait plus de la polygamie un dogme intouchable de l'Islam. Enfin, sur le plan des règles morales de conduite sociale, on trouvera ce qu'il y a de plus étonnant dans cette reconversion : R. Ghanouchi ne condamne plus la consommation de l'alcool. M. Mokni n'est pas contre la tenue vestimentaire féminine «moderne». M. Mourou dénonce le détournement des lieux de prière en vue de la propagande politique. La question s'impose ici : la Nahdha n'est-elle pas ainsi allée suffisamment loin dans les concessions pour qu'on commence à croire à son adhésion au jeu politique et à sa transformation en un parti politique au sens plein du terme, comme l'a fait avant elle l'AKP turc, auquel elle se plait à se comparer ? La Nahdha a-t-elle sincèrement décidé de se muer en un parti politique, qui pourrait certes être de tendance conservatrice mais qui se serait délesté de son rigorisme dogmatique de départ ? La question peut se poser de savoir quel crédit réel on pourrait donner à tous ces changements annoncés? A cela, bien des raisons : - A force de donner aux uns l'impression de faire des concessions, la Nahdha a mécontenté les autres et elle s'est attiré les foudres de divers opposants en son sein, et ces derniers ont repris le flambeau de la contestation extrémiste et ont ravivé tous les vieux slogans de l'islamisme le plus radical : l'Emir a refait surface ; les prières dans la rue se sont répandues ; les appels à l'instauration de la Shari'a et de la justice «islamique» se sont multipliés ; le «Jihad» fait partie des prêches du vendredi ; les menaces contre les comportements «licencieux» se font de plus en plus présentes et les atteintes à l'intégrité physique des citoyens qui «se conduisent mal» sont devenues courantes ; les incursions punitives dans les restaurants et sur les plages sont de plus en plus fréquentes, en attendant ce qu'il va en advenir avec le mois de Ramadan, etc. La Nahdha se trouve désormais sur la corde raide et les choix qui s'offrent à elle sont limités : ou bien elle risque, à force de faire des concessions, de perdre son électorat, ou bien elle va être obligée pour récupérer ce dernier, à renouer avec «ses vieux démons» (O. Jaâfar). Dans ces conditions, serait-il surprenant qu'elle se tourne vers les doubles langages, les ambivalences, et l'utilisation alternée du «chaud et du froid». Mais dans ce cas, quel crédit pourrait-on donner à ses professions de foi «démocratiques» ? - La Nahdha a fait, dans les discours, des ouvertures sur un monde intellectuel auquel, pourtant, elle était jusque-là fermée et auquel elle ne pouvait qu'être franchement hostile pour une raison bien simple : c'est seulement par la négation et le rejet de ce monde intellectuel là qu'elle espère prendre le pouvoir. De ce fait, ces belles déclarations dépasseront-elles le niveau de la rhétorique ? «Verba volant», et la réalité dont il faut prendre acte, est que la Nahdha n'a pas eu le courage de rendre publique l'autocritique qu'elle annonçait depuis longtemps et elle n'a pas eu le courage de faire le radical et indispensable choix entre la formation d'un «mouvement religieux et fondamentaliste», d'une part, et la mutation en un parti «dé-dogmatisé» et «politisé», d'autre part. En fait, les vieilles doctrines islamistes sont toujours là, et elles ne disparaîtront jamais, sous peine pour la Nahdha de perdre son âme : la Shari'a, le Khalifat, la Shura, l'inégalité des sexes, les Hudud restent toujours le socle inébranlable de la foi des islamistes, et il n'y a là rien de changé ni rien de changeable. Que tout le monde y perde ses illusions : il n'y a pas des islamistes «modernes» et des islamistes «rétrogrades». Il y a des «islamistes». - Même si, par miracle, la Nahdha — ou quelque autre mouvement réellement rénovateur, dont on ne voit hélas pas le moindre signe annonciateur — ose tenter cette profonde transformation, il y aura fort à parier qu'elle aboutisse à un lamentable échec. L'histoire récente le montre bien : le soi-disant mouvement de réforme du début du siècle passé n'a pas entrepris de réviser les dogmes de l'Islam classique en vue de les adapter aux exigences du monde moderne et aux concepts philosophiques, idéologiques et politiques que les révolutions des XVIII-XIX es siècles ont apportés. Bien au contraire, il a exclusivement concentré ses efforts en vue de démontrer que ces nouveaux principes «occidentaux» étaient déjà inventés par la prolifique doctrine islamique classique – sur le modèle «la démocratie, c'est la Shura…». L'impasse intellectuelle est double, et hélas, elle est définitive : d'abord, ce n'est pas en singeant qu'on peut faire de nouvelles inventions et ce n'est pas en s'accrochant au lointain passé que l'on veut singer à tout prix, que l'on peut créer un nouvel avenir pour les enfants de la «Révolution de la jeunesse». Ensuite, ce n'est pas en essayant, comme en rêvent les militants de la Nahdha, de reconstituer le monde du temps de la prédication du Prophète, il y a aujourd'hui, plus de quatorze siècles, que l'on pourra résoudre les problèmes actuels de la société moderne et faire face aux défis ravageurs de la mondialisation… Le citoyen tunisien qui, pour la première fois de sa vie, va participer à de nouvelles élections libres et démocratiques, doit, avant de glisser son bulletin de vote dans l'urne, prendre conscience des lourdes responsabilités que ce geste en apparence si banal met sur ses épaules…