En 1948, alors que j'avais tout juste onze ans, j'ai découvert un univers particulier, coloré, magique, celui des salles de chant. Ce fut à la salle Alf lila wa lila (Salle des Mille et Une Nuits), sise rue Zaouia El Bokria. C'était, à proprement parler, un univers de légende comme celui raconté par Chahrazède. Ce Ramadan-là, Fethia Khaïri proposait à la salle El Fath un tour de chant oriental. Elle commença par chanter un qacid (Ma thanaha), musique de Sayed Chatta, et écrit par le grand parolier Abderrazak Karabaka, décédé le 15 mars 1945 à Saint-Germain, Ezzahra actuellement. Il avait succombé à un arrêt cardiaque brutal. On lui doit les paroles de chansons aussi belles que Ijik El hob chantée et composée par Ali Riahi. Al Wadaa ya hayet el hob composée par Sayed Chatta et chantée par Fethia Khaïri, Kassart el kass composée et chantée par Hédi Jouini. Lorsqu'on ramena la dépouille de Abderrazak Karabaka d'Ezzahra à Radès, où se trouve la maison de son père, la mère du grand poète resta toute une semaine aphone sous l'effet du choc. En 1948, à la salle El Fath, outre Fethia Khaïri donc, se produisait Hédi Kallel, la meilleure voix tunisienne à interpréter le répertoire de Férid Latrache; celui-ci lui offrit sa photo qu'il allait conserver jalousement. Car il faut rappeler que Férid Latrache s'était produit sur la scène du Théâtre municipal de Tunis, accompagné de la danseuse Samia Gamel et du monologiste Elyés El Mouaddeb, celui-là même qui chanta en duo avec Leïla Mourad «Elli yakdar ala albi» lui répondant «Jitek men akher Lebnan». Tout ce beau monde descendit au Tunisia Palace, un hôtel de luxe qui sera rasé avec le Palmarium et le Casino. Avec Fethia Khaïri, il interprétait les chansons de Férid du film (Chahr el assal) «Saa biorb el habib», «Yelli mouedni». En ce temps-là, et dans la même salle, Mohamed Sassi, une voix ample et puissante, puisait dans le répertoire de Mohamed Abdelwahed et animait deux concerts radiophoniques par mois. Maestro Ridha Kalaï dans ses œuvres Ali Sriti excellait sur son instrument de prédilection, le luth, alors que Haj Mohamed Ferchichi reprenait les chansons de Mohamed Kahlaoui. Il était du reste de la partie, au mois de Ramadan 1948, à la salle El Fath aux côtés de Fethia Khaïri. Huit ans plus tard, soit au mois de Ramadan 1956, qui tomba cette année-là au mois d'avril, le hasard a voulu que je devienne moi-même animateur des concerts qui se tenaient à la salle El Fath Quelques jours avant le mois de Ramadan, nous traversions les artères de la ville à bord de la voiture de Haj Mohamed Ferchichi, une «Simca Aronde», pour faire la promotion des concerts... Un micro entre mes mains, branché sur un haut parleur fixé sur le toit de la bagnole, nous faisions le tour des quartiers El Kasbah, Bab Mnara, Bab Saâdoun, jusqu'à La Manouba, l'Ariana, La Marsa... Les répétitions des concerts se faisaient à la salle du café Raoudhet El Ons, dont le propriétaire n'était autre qu'Ahmed Gharbi. La troupe Al Manar, conduite par Ridha Kalaï, en vrai maestro, animait les soirées ramadanesques à la salle El Fath où la rangée de chaises, à gauche, était réservée à la gent féminine. La soirée débutait par des morceaux orchestraux, certains composés par Mohamed Abdelwaheb (Baladi El Mahboub, Zina), d'autres par Farid Latrache (Raksset El Jamel, Touta) ou encore par Riha Kalaï (Layali Eddar El Bidha). Ridha Kalaï était d'une habileté diabolique au violon et d'une présence scénique ahurissante, les gens applaudissant intinctivement à tout rompre. Après Ridha Kalaï, venait le tour de son frangin Ahmed, un excellent joueur de luth. Il chantait «Ana elli toul omri ma habbit» de Mohamed Abdelwaheb. Cinq chanteurs se relayaient sur scène : Hédi Mokrani, Hédi Kallel, Mohamed Ahmed, Ezzeddine Idir et Mohamed Ferchichi. Ils commençaient par des mouachahats orientaux, dont «Koum ya nadimi»; et poursuivaient chacun par son propre tour de chant. Le clou de la soirée Par la suite, le clou de la soirée : Saliha montait sur scène, majestueuse et enivrante. Souvent, elle commençait par proposer «Om El Hassen Ghanet», paroles du doyen de la littérature tunisienne Mohamed Larbi Kabadi, composition de Cheikh Khémaïes Tarnane, avant d'attaquer «Ouadaouni», «Ya khlila», «Ya oum laouina ézarga», «Mridh Féni» et «Khali badalni.». Lorsque Fethia Khaïri paraissait sur scène, elle avait le luth à la main. Elle exerçait sur l'assistance un magnétisme naturel, alors que Haj Mohamed Ferchichi, le «kahlaoui tunisien», rendait l'atmosphère un peu plus légère par sa bonhomie et ses facéties. Si Ahmed Gharbi se frottait les mains : il n'y avait plus un seul siège vide. Au contraire, il envoyait apporter de nouvelles chaises du Café Raoudhet El Ons qu'il gérait également pour les installer dans les allées de la salle El Fath. La salle El Fath était alors pleine à ras bord et il n'y avait plus moyen de bouger. Satisfait, Si Ahmed Gharbi se tenait alors devant la caisse avec Abdelmajid Boudidah (caissier), ressentant une fierté particulière non pas tellement pour la juteuse recette assurée, mais plutôt pour le plaisir qu'il savait donner à la Médina et aux Tunisois dans ces soirées ramadanesques au goût d'enchantement et de dégustation d'un art qu'on ne rencontre malheureusement plus.