Par Khemaïs FRINI* Quand les institutions de l'Etat fonctionnent, que la justice parvient à appliquer les lois au nom du peuple, que le gouvernement continue à assurer ses fonctions régaliennes et à exécuter les jugements rendus, on ne peut raisonnablement penser que cela puisse se faire en dehors d'une loi suprême , écrite ou non , qui s'appelle Constitution. Contrairement à l'idée répandue, la Constitution tunisienne est de facto encore valide. Juridiquement seule la volonté générale du peuple peut y mettre fin. Politiquement, la révolution tunisienne a choisi la continuité constitutionnelle en attendant la fondation de la nouvelle République. C'est ainsi que, grâce à la validité bien prouvée de la Constitution, de nombreux partis politiques ont été autorisés conformément à l'article 8, que le droit syndical est encore garanti (alinéa 2 de l'article 8) sans parler du droit de propriété, d'association et des lois organiques qui président à la gestion des affaires. Il en est de même de la légitimité du président de la République qui, faut-t-il le rappeler, est établie sans équivoque aussi bien politiquement (consensus général) que constitutionnellement (article 39). Cette sagesse qui consiste à préférer la continuité constitutionnelle et la stabilité à toute autre forme d'aventure est à mettre à l'actif de la révolution sans toutefois lui ôter sa détermination à venir à bout et irrévocablement de la dictature..La singularité de la révolution tunisienne c'est peut-être bien cela. Mais le paradoxe tunisien est que tout en évoluant avec plus ou moins de sérénité et de bonheur à l'ombre de la Constitution de 1959, on tient quand même à s'en débarrasser. Un paradoxe dans le style «je t'aime moi non plus». Cette exigence semble être motivée par des considérations de représentation et de symbole. On ne sait pas encore si cette exigence est née d'un élan révolutionnaire authentique, ou d'un mimétisme idéologique et historique ou tout simplement d'un mauvais conseil prodigué par un ex-Premier ministre en mal d'imagination. C'est peut-être tout cela à la fois. En admettant que le choix de la Constituante soit réellement une exigence révolutionnaire, il est toutefois très important de veiller à ce que cette exigence ne s'avère pas antidémocratique. Des précautions doivent être prises sans tarder pour que ce choix hasardeux, il faut en convenir, ne débouche point sur une nouvelle tyrannie, cette fois non point d'un homme, mais d'une assemblée. Pour cela il faut signaler tout d'abord que la Constitution actuelle ne sera caduque qu'une fois la nouvelle Constitution aura été adoptée soit par la Constituante soit par un référendum post-Constituante. Pendant les mois ou les années que nécessitent la rédaction et l'élaboration de la nouvelle Constitution, l'actuelle Constitution sera encore en vigueur, même après le 23 octobre. En effet il n'est pas dans les prérogatives de la Constituante de décréter la fin de la Constitution avant de l'avoir remplacée. Si cela devait se faire ce serait tout simplement irresponsable. Il en découle : 1) que le président de la République par intérim ne peut être remplacé que dans le cadre d'une Constitution en vigueur (soit l'actuelle soit la nouvelle) et selon les modalités qui y seront prescrites. 2) la transition démocratique ne s'achève pas à l'issue de l'élection du 23 octobre, qui n'en est qu'une étape, mais à l'adoption de la nouvelle Constitution et la mise en application de ses prescriptions (élections présidentielles et/ou législatives). En conséquence et selon les dispositions constitutionnelles en vigueur l'Assemblée nationale constituante ne pourra pas disposer de pouvoirs absolus. En tout cas pas celui de désigner ou d'élire le président de la République. D'abord pour toutes les raisons qui viennent d'être citées mais aussi pour deux raisons fondamentalement démocratiques. En élisant le président de la République, l'assemblée aura adopté une démarche parlementaire donc une anticipation sur la nature du régime qu'elle n'aura pas encore entériné elle-même. Et cela est incohérent. En accaparant le pouvoir d'élire le chef de l'exécutif l'assemblée prive le peuple du suffrage universel, pourtant encore en vigueur, trace un chemin largement antidémocratique puisque, forte de sa légitimité du 23 octobre, elle pourra jeter ainsi le principe sacro-saint de la séparation des pouvoirs dans la poubelle de l'histoire de la démocratie naissante en Tunisie. Ce serait en fait l'avènement d'un régime de confusion des pouvoirs c'est-à-dire en clair une tyrannie de l'assemblée. Cette situation est d'autant plus redoutable que cette assemblée est enveloppée et auréolée avant même qu'elle n'ait entamé ses travaux. La tyrannie qui en découle serait emprunte d'une grande hypocrisie. S'y opposer peut paraître un retour sur les exigences convenues. Qu'à cela ne tienne. Le rôle des médias et des intellectuels indépendants n'est pas de caresser dans le sens du poil mais de tirer la sonnette d'alarme et de corriger la trajectoire que la révolution risque de prendre et qui pourrait conduire au dérapage. La solution est pourtant simple. Le gouvernement provisoire peut partir le 23 octobre comme il semble le souhaiter mais jamais le président de la République. Celui-ci ne peut être remplacé que de deux manières possibles : Par un président élu au suffrage universel selon la Constitution actuelle, même pour un mandat provisoire, ou bien il sera maintenu jusqu'à l'élection du président définitif selon les procédures de la nouvelle Constitution. Jamais au deuxième collège car aucune procédure n'est prévue pour cela. Quant à la Constituante, elle aura, en plus de la rédaction de la nouvelle Constitution, les prérogatives législatives. Elle entamera d'ailleurs, dès son installation, les discussions budgétaires. Elle fonctionnera en cohabitation avec le chef de l'Etat. Pour un meilleur équilibre des pouvoirs, celui-ci doit requérir l'approbation de la Constituante pour la formation du prochain gouvernement provisoire . Il peut s'en dispenser au bout de la deuxième lecture. Il ne peut s'interférer dans les délibérations de l'assemblée et ne peut la dissoudre. Tout cela devra être à l'ordre du jour des prochains travaux de la commission supérieure. Un consensus à établir bien avant les élections du 23. Une feuille de route concoctée de cette façon est de nature à respecter les vœux les plus chers du peuple et les principes sacro-saints de la séparation des pouvoirs, seuls garants de la démocratie. Elle préserve la révolution contre tout dérapage vers le pouvoir absolu, garantit les intérêts suprêmes de la nation et est de nature à dissiper toutes les inquiétudes légitimes que ressent la majorité des Tunisiens. Ces inquiétudes seraient-elles à l'origine de la «désaffection» des inscriptions sur les listes électorales ? Il est permis de le penser. On serait bien avisé si l'on exigeait de toute liste qui se propose de se présenter aux élections un draft de projet de Constitution sous peine de nullité de la candidature. Mais pour atteindre ces objectifs de la transition démocratique, il faut aux acteurs politiques tunisiens un ressort de plus : la vertu. La vertu politique est le renoncement à soi-même qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu comme l'amour des lois et de la patrie. Cet amour demeurant une préférence continuelle de l'intérêt général au sien propre donne toute les vertus particulières… Lorsque cette vertu cesse, les désirs changent d'objet : ce qu'on aimait, on ne l'aime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Lorsque dans un gouvernement populaire, les lois cessent d'être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l'Etat est déjà perdu (Montesquieu).