Par Yassine ESSID Un vieil homme, tout excité à l'idée d'exercer pour la première fois son devoir citoyen, entre dans un bureau d'inscription des électeurs en répétant à tue-tête: «Je veux voter pour Si El-Béji ! Je veux voter pour Si El-Béji !» Il a fallu beaucoup de patience au préposé pour le persuader, sans le berner, que non seulement cette démarche est prématurée, mais que son Si El-Béji n'est même pas candidat. Cette adjuration obstinée pour un seul parti et un seul leader traduit bien le vœu dissimulé de beaucoup de Tunisiens, désemparés devant tant de confusions, d'improvisations et d'insignifiances, pour que le mandat de l'actuel Premier ministre et de son gouvernement soit prolongé au-delà du mois d'octobre, non pas tant pour la personnalité rassurante du chef du gouvernement, incarnation d'une stature présidentielle, que par la peur de l'inconnu que suscitent inexorablement en chacun de nous les prochaines échéances électorales. Car nous sommes passés précipitamment du confort d'une vie politique fortement personnalisée, dans laquelle notre sort était confié à un seul individu qui décidait pour nous, à un univers de contingences où l'on nous somme de prendre une option d'avenir alors même qu'aucune identification des formations politiques n'est sereinement envisageable. A l'absence d'alternative fait place aujourd'hui l'embarras du choix. Exclu depuis toujours de toute participation politique active et démocratique, le peuple tunisien, aujourd'hui souverain, se retrouve subitement appelé à participer à l'élection de ses représentants à la Constituante. C'est donc autour de l'acte de vote principalement que va s'ordonner cette participation politique. Les autres modalités, qui normalement vont de pair avec cette participation, telles que l'intérêt massif porté à la vie politique par le biais de débats contradictoires, la tenue de véritables meetings politiques plutôt que la mise en scène des démonstrations de force, le soutien, l'adhésion ainsi que le militantisme partisan, demeurent pourtant relativement faibles sinon inexistantes. Faut-il incriminer ici les programmes politiques ou en faire porter la responsabilité aux Tunisiens eux-mêmes; à leur apathie, leur méfiance, leur apolitisme hérité des années de dictature où tout intérêt pour la question du pouvoir autre que courtisan était assimilé à la dissidence; à une conception de la démocratie comme le gouvernement du peuple par lui-même plutôt que par ses représentants? En attendant, voyons comment se présente la scène politique à la veille de ce scrutin ? Quelles sont les représentations sociales, les idées politiques et les valeurs morales que s'attribuent péremptoirement les 57 partis, les 25 mouvements, les 3 unions, les 3 actions, la voix, l'appel, le congrès, la force, le front et le forum, qui accaparent aujourd'hui la scène politique ? Sur cette centaine d'organisations, dont chacune s'estime parfaitement apte à assumer demain la charge pleine et entière du pouvoir, 19 se réfèrent dans leur dénomination à la démocratie, 16 à la liberté, 11 à l'unité, 10 croient encore au développement, 10 militent pour la justice, 9 soutiennent les valeurs républicaines, 8 adhèrent aux valeurs sociales, 8 sont au service du peuple, 7 revendiquent les valeurs de la liberté, 6 sont progressistes, 6 sont réformistes, 5 défendent la dignité, 5 appellent à la jeunesse, 4 sont républicains , 4 veulent préserver la patrie, 3 consacrent la valeur du travail, 3 appellent à la modernité , 2 protègent l'environnement, 2 se réclament de la citoyenneté, 2 invoquent l'équité, 2 sont toujours de gauche, l'un nous promet la renaissance, l'autre allègue son arabité, un troisième préfère rester au centre, un quatrième est d'obédience baâthiste, enfin un dernier est encore à l'ère communiste. Lorsque nous parcourons l'histoire de la naissance des partis dans les démocraties occidentales, nous découvrons que la plupart ont été formés à l'origine comme des associations ou des mouvements de citoyens unis pour prôner certaines valeurs, défendre des principes, comme la liberté et l'égalité, ou une doctrine, qu'elle soit conservatrice, réformiste ou progressiste, de gauche ou de droite. Ils agissaient contre la pauvreté et l'injustice, ou bien, appuyés sur l'organisation syndicale, soutenaient la cause des travailleurs, protégeaient les droits des individus, défendaient des intérêts mal représentés d'une minorité. Conduits par des personnalités fortes d'idées nouvelles, ces mouvements devenaient par la suite, parfois au prix de grands sacrifices, une force politique, un parti qui aspire ou accède au gouvernement en ajoutant à son programme d'autres préoccupations d'ordre économique ou social. Forts d'un passé militant, dont les thématiques ont été élaborées par rapport aux événements politiques et sociaux, les partis s'assuraient une identité, se dotaient d'une représentativité et d'une légitimité et devenaient les instruments de la participation démocratique. Or qu'en est-il de notre histoire politique? Les Tunisiens ont vécu depuis plus de cinquante ans à l'ombre d'un parti unique sous un régime autoritaire. Toute la gloire militante du parti de la libération nationale s'était transformée en une suite de compromissions et de pratiques tyranniques et policières. A la faveur de la liberté acquise le 14 janvier, on s'est retrouvé avec une pléthore de formations dont trois au plus sont autorisées à revendiquer un passé politique, limité toutefois à l'expression de la colère ou de l'indignation, sans avoir jamais assumé le pouvoir ou participé à un gouvernement. Toutes les autres formations ne sont que des créations ex nihilo, formées sur le tas ou sur les décombres du RCD dans le seul but de gagner le pouvoir. Cette absence de mémoire idéologique explique aujourd'hui le recours massif par ces partis aux moyens de communications pour se faire connaître, faire valoir leurs propositions, permettre leur identification et mobiliser une partie de l'opinion publique. Dans les pays démocratiques, la vaste majorité des électeurs s'identifient personnellement et de façon durable à un parti politique. Cette identification, s'opérant par les enjeux politiques, est la seule capable de prévoir les comportements politiques des citoyens, à commencer par le vote. Or, dans un système aussi bigarré que le nôtre, combien de personnes sont capables d'identifier un parti par son appellation, par la photo de son chef ou par son programme, si tant est qu'il en ait un? Aussi ne faut-il pas s'étonner du taux dramatiquement bas des non-inscrits et demain des abstentionnistes, par l'auto-exclusion générée par ce sentiment d'indifférence ou d'incompétence de ceux qui ne possèdent pas de culture politique ou sont embarrassés par une campagne qui demeure, nonobstant le nombre démesuré des partis, sans débat public, sans implication au plus près des préoccupations des citoyens qui seule aurait pu amener ces derniers à s'intéresser à la chose publique. Dans un contexte de déstabilisation du lien social: aggravation du chômage, montée des incivilités, de la délinquance et de la criminalité, affirmation et renforcement des particularismes et de l'identité régionale, manifestation agressive de l'identité religieuse et délitement du lien social, sont autant de facteurs qui nourrissent ce processus de désintérêt de la vie politique et d'éloignement des urnes, contribuent à la dégradation de l'image des hommes politiques et à l'émergence d'un militantisme dans des formes éphémères ou ciblées de mobilisation contre l'islamisme. Tout cela nous ramène à Si El-Béji et à ses inconditionnels, le seul jusque-là à tenir un discours précis, pertinent, en rapport avec la réalité, usant de termes simples permettant à chacun de s'y retrouver, s'adressant au plus grand nombre sans autre ambition que de permettre au pays de traverser sans encombre cette phase de marasme, d'incertitude et de danger; de rassurer enfin face à l'inconnu sans autre promesse que l'appel à l'intérêt suprême du pays.