Parce que tout le monde n'est pas forcément familiarisé avec les grandes figures de la mythologie grecque, on rappellera ici que Pénélope est l'épouse d'Ulysse, le héros de l'Odyssée, ce grand poème épique d'Homère. Ulysse la quitte pour partir guerroyer à Troie en compagnie des autres rois achéens, suite à l'enlèvement par le Troyen Pâris de la belle Hélène, épouse de Ménélas, roi de Sparte . Telle fut, en effet, la décision des rois grecs face à cette offense faite à l'un des leurs, qui sert de point de départ à l'histoire. Pénélope attendra le retour de son mari. Le récit parle de dix années pour le siège de Troie, qui sera ponctué par l'attaque finale de la ville grâce au stratagème du fameux cheval en bois, le "cheval de Troie" : stratagème auquel son mari n'était d'ailleurs pas étranger... Mais à ces dix années qui forment le temps de la première partie du poème homérique, celui de l'Iliade, s'en ajoutent dix autres qui correspondent à l'Odyssée, c'est-à-dire au retour d'Ulysse chez lui, dans son foyer d'Ithaque, à bord de son embarcation, malgré la colère de Poséidon, le dieu des flots amers, qui cherchait sa perte. Ce sont donc vingt années pendant lesquelles Pénélope va attendre son époux. Ce qui lui vaut d'être une incarnation de la fidélité conjugale dans toute une tradition littéraire et au-delà. Mais, en vérité, le personnage est plus complexe, en ce sens que cette femme a en partage avec son mari un don, qui résume d'ailleurs le génie des anciens Grecs: la ruse ! Pourquoi la ruse ? L'histoire raconte, en effet, qu'au bout de plusieurs années, les habitants d'Ithaque voyant qu'Ulysse ne revenait pas, en ont conclu qu'il devait avoir péri en voyage, comme tous les autres... Ce qui, en termes de probabilité, était sans doute l'hypothèse la plus sensée. Toutefois, la fidélité a ses raisons que la raison ne connaît pas. Le récit poursuit que, dès cet instant, des prétendants se sont retrouvés dans le palais et qu'ils se sont fait de plus en plus pressants, afin que Pénélope mette un terme à son attente et se donne enfin à l'un d'entre eux. Pour faire patienter ces prétendants, Pénélope eut l'idée de leur dire qu'elle allait tisser un linceul pour Laërte, le père d'Ulysse, et que, dès que cela serait fini, elle serait prête pour tourner la page de son ancienne vie. Mais ce qu'elle tissait le jour au vu de tous, elle le défaisait la nuit, dans le secret de sa chambre... Pénélope était donc cette femme dont le travail des mains, tout au long de la journée, n'avait d'autre horizon que d'être défait à la nuit tombée. C'était la condition pour être sans cesse recommencé. Seulement, le geste est plus profond et a partie liée avec le temps. Ou plutôt avec sa suspension. Car si tisser un linceul, c'est suivre le chemin de la vie qui, de maille en maille, rapproche chaque instant de l'heure de la mort, le défaire au milieu de la nuit est un acte de haute magie symbolique par lequel le temps est "défait", dans le double sens du terme. La ruse de Pénélope n'est donc pas uniquement tournée contre la convoitise des prétendants, elle est aussi tournée, et bien plus profondément, contre la marche du temps... C'est l'ultime ruse de la fidélité ! Et parce que le temps s'est arrêté, qu'on est donc dans un monde sans temps, sans avant et sans après, l'univers du réel et celui du rêve se mêlent en un même territoire... En même temps qu'elle maintient les prétendants dans l'attente, Pénélope se réfugie donc dans un monde sur lequel le temps n'a pas de prise : un monde qui ouvre l'esprit à l'activité onirique, à la patience créatrice de rêves... De rêves, et de mythes aussi ! Et si tout le périple d'Ulysse, son lent retour au gré des obstacles et des périls, des monstres marins et autres cyclopes, n'était rien d'autre que ce monde prenant vie dans le cerveau de Pénélope, pendant que ses mains font et défont le morceau de tissu ! Ou, plus modestement : et si c'était grâce au rêve jailli de son esprit rusé que jamais Ulysse ne fut livré, ni à la colère destructrice de Poséidon ni au découragement, mais qu'il fut comme miraculeusement préservé par la force du rêve... du rêve de la fidélité.