Dans ce nouveau recueil, Jalal El Mokh, poète et écrivain tunisien qui en est à son vingtième ouvrage littéraire, nous plonge dans une poésie d'idées, loin des transports et des égarements des passions et des sentiments romantiques auxquels nous ont habitués la majorité des textes poétiques qui émeuvent les cœurs et font verser des pleurs. Cette poésie d'idées proposée dans ce recueil est une poésie engagée. Non que l'idée ait une primauté sur le mot, loin s'en faut ! Le charme du style et de l'esthétique est toujours de mise, quoique le poète ait recouru souvent au symbolisme et à la représentation abstraite des choses. Certes, derrière cette poésie d'idées, il y a une thèse, une cause à défendre, mais ce sont surtout des valeurs humaines et universelles que le poète veut mettre en évidence. La poésie n'est pas toujours évasion et éloge du Beau. La poésie peut aussi, selon Jalal El Mokh, jouer un rôle politique, social et moral. Elle doit éduquer, éveiller les consciences. Le recueil, composé de 21 poèmes, touche à plusieurs thèmes philosophiques : la recherche d'une identité, le sens de la vie, la fuite du temps, l'absurdité de l'existence, le sentiment d'insatisfaction, l'amour-propre, défense des idéaux éternels, l'héroïsme et la gloire. Chaque poème traite d'un thème bien déterminé. « Et fut ce qui a failli advenir » qui est à la fois le titre de l'ouvrage et celui du premier poème, traite de la recherche de soi, de son identité et de la nécessité de donner un sens à son existence. Les autres titres choisis renvoient souvent à des noms de la mythologie grecque ou romaine, d'autres s'inspirent des légendes. Un moyen employé par le poète pour montrer que tous les comportements de l'homme actuel pourraient s'expliquer dans leur majorité par ses mythes et ses légendes dont la principale valeur réside dans le fabuleux voyage universel qu'ils permettent de faire au coeur de l'humanité. C'est que Mythes et légendes sont et demeurent l'expression des peurs, des émotions, des croyances, des désirs et des modes de vie des hommes dans leur dimension simplement humaine. Dans le poème intitulé « l'agonie de Narcisse », le poète dénonce l'égoïsme et l'égocentrisme qui mènent à un sentiment d'insatisfaction, tout comme ce très beau jeune homme de la mythologie grecque qui était épris de ses propres traits et qui périt de langueur en contemplant son visage dans l'eau d'une fontaine et fut changé en une fleur qui porte aujourd'hui son nom. Dans le poème intitulé « Les chants de Cronos », le poète traite de l'absurdité de la vie, du destin et de la fuite du temps, allusion faite à ce dieu grec « Cronos » qui dut dévorer ses propres enfants pour échapper à une malédiction. Un autre poème portant le titre « Ainsi chantait Apuleius » (Apuleius est un écrivain romain mort à Carthage en 180) est une apologie de la liberté retrouvée. Tout comme dans le poème « Chansons de Carthage » où il est question de vanter les prouesses des femmes carthaginoises, symboles d'héroïsme et de dévouement, telles que Elissa, Salammbô et Sophonisbe, fille d'Asdrubal, qui se suicida pour l'honneur de la patrie. Les personnages légendaires arabes font également l'objet d'inspiration pour notre poète qui intitula l'un de ses poèmes « La mort de Shéhérazade » cet illustre personnage des Mille et Une Nuits, épouse du sultan Chahriyar. Le poète va au-delà de la légende qui dit que cette princesse échappa à la mort grâce aux contes interminables qu'elle narrait à son époux le roi qui avait tué toutes ses épouses précédentes dès le lever du jour. Le poète préféra mettre fin à la vie de cette princesse en se laissant tuer par Chahriyar, comme pour la sauver une fois pour toutes des souffrances et des tourments qu'elle dût endurer chaque nuit pour inventer une nouvelle histoire et échapper à la mort. Pour le poète, la mort est dans ce cas salvatrice. Le poète s'inspire d'autres personnages plus modernes en composant son recueil. Nous retrouvons ainsi le célèbre poète Abou Kacem CHebbi dans le poème intitulé « la statue ensanglantée ». Il s'agit bel et bien de la statue de ce grand poète qui pleure du sang ! C'est que Jalal El Mokh, un grand admirateur de la poésie de Chebbi, pense que ce poète national aurait refusé toute représentation totémique qui rappelle les rites tribaux primitifs et consacre la déification des êtres humains. Parmi ces poèmes inspirés d'hommes contemporains, il y en a un qui est dédié au chanteur engagé Cheikh Imam. Un poème élogieux en hommage à cet homme qui a subi toutes les persécutions politiques et a connu la prison pour avoir lutté contre la tyrannie et l'injustice dans son pays et dans le monde arabe. Ce recueil est clos par un long poème que Jalal El Mokh a dédié à Mohamed Bouazizi, considéré désormais l'un des principaux héros de la Révolution. Ce poème, intitulé « l'ultime discours », est un message très enflammé adressé par Bouazizi au président déchu dont nous avons choisi ces quelques vers : « Emportez le butin / Crevez en Saoudite / Et quand les pèlerins / Observeront le rite / Ils jetteront des pierres ou des météorites / Sur les traces éphémères / De votre tombe maudite… » Hechmi KHALLADI * « Et fut ce qui a failli advenir », de Jalal El Mokh, juin 2011, 123 pages.