Par Bady Ben Naceur «Hammadi de Londres», comme l'appelaient mes enfants au téléphone autrefois, est un pote à moi qui n'avait plus jamais remis les pieds à Tunis, depuis l'arrivée de l'ancien président déchu. Je vais le chercher à l'aéroport, et comme il a encore sa famille qui habite du côté de Bab Souika, je décide de l'emmener faire un petit tour en voiture du côté du centre-ville, en bifurquant par les Berges du Lac et le canal de La Goulette. Nous grimpons même le pont de Radès, nous arrêtant sur le bas-côté, au plus haut sommet. «C'est merveilleux, me dit-il, Tunis est devenue une ville moderne avec ses buildings futuristes et ses nouvelles cités toutes blanches à perte de vue, accrochées aux collines comme des morceaux de sucre. Ça a vraiment changé!» Je lui réponds que tout cela n'est qu'une façade, une sorte de trompe-l'œil ou de cache-misère pour leurrer les visiteurs. Au retour du pont, nous faisons quand même un petit crochet vers le port de La Goulette où trône, majestueusement, la statue équestre de Bourguiba. Mon ami s'étonne, bien sûr, de la voir en cet endroit et pas à Tunis où il l'avait laissée avant de partir. Nous avalons d'une traite la route à double voie, qui mène à hauteur du TGM où s'ennuient les fleuristes qui avaient autrefois pignon sur rue en pleine avenue, là où la révolution du 14 janvier avait commencé sa symphonie en Ré majeur. Les fleuristes, c'est nous qui devrions leur offrir la fleur des fleurs, en les ramenant là où ils étaient si bien, face au théâtre municipal et faisant dos au café de l'Univers. Et puis, tout à coup, nous voici à la place du... non, disons «la place de l'Horloge» ou, comme on l'appelle ici «El monguéla». Et «Hammadi de Londres» de pouffer de rire, de s'esclaffer à faire entendre sa voix, même à des sourds de la feuille, alentour. «Mais c'est quoi ce machin d'horloge. ça me rappelle quelque chose mais, sans te vexer, c'est pas beau, c'est une ineptie». «Et pourquoi me vexer ? Je t'avais averti, tout à l'heure, en parlant de trompe-l'œil. Cette petite tour d'horloge que j'appelle le «p'tit Big Ben Ali» est une véritable catastrophe monumentale et environnementale». Je gare la voiture, nous descendons et j'explique à mon ami : Tu vois, on dirait un jeu de meccano, toutes ces plaques mal galvanisées, boulonnées à la va-vite, parce qu'on avait encore changé d'idée à propos de la structure d'un autre monument, à la place de la statue équestre. Des plaques hors contexte et l'horloge elle-même avec ses aiguilles rouillées qui dit oui, qui dit non quant à l'heure exacte. Il faudra, un jour, nettoyer la place même avec son bassin et ses jets d'eaux qui font de la chorégraphie dans un style pseudo-Michel Jarre. Nettoyer la place, en n'oubliant pas de remplacer cette horrible horloge par une sculpture monumentale d'un artiste d'envergure. Nous allons, par la suite, vers la sinistre «place des Droits de l'homme», un monument érigé plutôt comme un phallus qu'un symbole des droits de l'homme, à travers vingt-trois ans de règne d'une dictature impitoyable, y compris dans le milieu artistique et culturel. Une véritable subordination aussi bien des intellectuels et artistes que des fonctionnaires qui, consciemment ou inconsciemment—par peur surtout—,ont dû s'assujettir en attendant des jours meilleurs. «Hammadi de Londres», qui est poète à ses heures, se souvient alors du propos de Baudelaire : «Toute hiérarchie et toute subordination finissent par disparaître», me dit-il. Et d'ajouter : «Même à Londres, il y a des Tunisiens, des binationaux, qui ont toujours vécu dans la peur. La peur de n'être plus chez eux et la peur de savoir que chez eux, en Tunisie, leurs familles pouvaient, à tout moment, pâtir de cet effet monstrueux de la dictature du quotidien. Forcément, à l'intérieur surtout, les Tunisiens se sont vêtus, en quelque sorte, des stigmates de la peur et de la honte». On dépasse cette maudite place et on prend la direction de la grande avenue avec son ministère de l'Intérieur et ses rouleaux de barbelés. «La révolution tunisienne est un cri de désespoir et de bonheur à la fois. Notre jeunesse est unique au monde. C'est le mythe de David et Goliath personnifié, mis en œuvre. Avec quel courage, quelle intelligence et quelle lucidité!». «Hammadi de Londres» a la larme à l'œil mais il s'esclaffe à nouveau en pensant à la p'tite horloge, lui qui côtoie souvent, par le pont de la Tamise, la tour carrée de Londres avec son horloge imperturbable qui indique l'heure exacte depuis toujours. Car le temps, c'est de l'argent. Time is money! money! money! Comme dans la chanson des Pink Floyd aussi…