«Que faire M. le Président, quand il nous faut contrer une masse d'individus dont les manipulateurs les convoquent à un congrès toutes les semaines ?» Telle était la réplique du Premier ministre tunisien des années 1970 en réponse au Président Bourguiba qui le pressait de prendre des mesures contre la montée inquiétante d'une religiosité pernicieuse qui n'allait pas tarder à se déclarer et à s'établir en un véritable mouvement politique dès le début des années 1980. Le Premier ministre de l'époque faisait allusion, par cette boutade, à cette institution indissociable du culte islamique, à la prière collective toujours assortie d'une leçon puis d'un sermon qui répondait à l'origine à une préoccupation plus large que le culte rendu à Dieu. Car les assemblées du vendredi, qui étaient organisées à Médine à l'instigation des envoyés du Prophète, poursuivaient un objectif plus étendu que la simple dévotion en permettant de distinguer les fidèles de la nouvelle religion et à être une marque d'allégeance politique, assumant ainsi le caractère d'une manifestation publique et d'un rassemblement sociopolitique dont la participation devint obligatoire pour tous. C'est pourquoi il fut longtemps admis que ces offices doivent avoir lieu dans les capitales provinciales, où siégeait un représentant du gouvernement, et non dans les villages, qu'ils devaient répondre à des normes précises de spaciosité et de centralité, se tenir dans la mosquée principale et non dans plusieurs mosquées de la même ville, quelle que fût leur superficie, et surtout justifier de la permanence d'une personnalité, un imam en l'occurrence, dont le service religieux, le rayonnement et le savoir donnent tout son éclat et sa spécificité à la célébration collective. L'office du vendredi revêt ainsi une immense portée pratique. Autant dans la lutte contre un régime oppresseur que dans le cadre d'une campagne électorale démocratique, il participe de la panoplie du combat dont dispose aussi bien l'opprimé d'hier, qui luttait pour sa liberté, que le parti politique qui aspire aujourd'hui au pouvoir. La rigueur avec laquelle il a été décidé de l'aménagement de ce moment solennel qui dure une heure ou plus, conclu par la prière elle-même, en dit long sur sa portée. Dans la présente bousculade pour la Constituante, tous les partis se démènent, chacun selon ses moyens, pour se positionner sur la scène électorale. Les mieux nantis d'entre eux ne trouvent pas grandes difficultés à mobiliser leurs troupes pour justifier d'un chiffre minimal qui forcera le respect. Les moins bien pourvus, sans aller jusqu'à déplacer les foules, s'arrangent pour organiser, péniblement, au moins une fois au cours de la campagne, le rassemblement qui leur permettra tout juste d'apprécier leur degré de notoriété auprès des électeurs. Enfin, les partis restants n'ont pas d'autre ambition que d'exister. Les mouvements dits islamistes profitent, quant à eux, sans le moindre effort ni frais, des assemblées hebdomadaires qui se tiennent sans leur concours dans toutes les mosquées du pays. Une occasion excellente, sans se battre et sans débattre, de mobiliser leurs troupes et de sonder à travers la ferveur des croyants ainsi que le degré de leur attachement au mouvement. L'Islam n'aime pas les images. Les grands panneaux, portant des versets qui invitent les croyants à l'unité sont admis mais pas la représentation humaine sous toutes ses formes. C'est dans ce sens qu'on expliquerait le manque d'inspiration iconographique et la paucité de l'affichage électoral du mouvement Ennahdha. Son logotype, lourdement chargé et disparate, ne permet pas une identification unique et immédiate du mouvement. En cherchant à entrer dans le processus de normalisation et jouer la carte du parti comme les autres, il a fait le choix de la couleur bleue sur fond blanc, réputée sereine et bien moins belliqueuse que le vert traditionnel qui définit les islamistes. Un assortiment qui a tout l'air de relever de la stratégie de l'embuscade, une sorte de treillis de camouflage parfaitement approprié en cette période de travestissements des valeurs. Afin de rompre son isolement idéologique, sortir du cercle des convaincus et ratisser plus large, le mouvement a procédé à une manipulation grossière en endossant, contraint et forcé, le slogan de «liberté, justice et développement», qui évoque un modèle de société à venir conciliant le souci de la croissance avec les exigences humaines et éthiques de liberté et de justice ; des vertus pourtant bien peu familières à la majorité des tenants d'un obscurantisme intégriste. A première vue, tout laisserait croire qu'à l'inverse des autres partis le mouvement Ennahdha se retient, comme par pudeur, de trop s'afficher. C'est pourtant tout le contraire qui apparaît car ses atouts marketing sont ailleurs. Pendant que les partis séculiers sont occupés à tisser des vielles ficèles pour déterminer les attentes des électeurs, le mouvement profite amplement de l'emploi du culte et des lieux du culte à des fins politiques, aussi bien à l'occasion de la prière du vendredi qu'à travers les prières nocturnes de Ramadan, non obligatoires, mais dont la fréquentation croissante le conforte de façon significative quant au renouveau que connaît la pratique religieuse en Tunisie. La fréquentation des mosquées, la prière régulièrement observée dans les bureaux, le port de plus en plus fréquent d'habits islamiques par les femmes, les déambulations des barbus arrogants et agressifs dont la piété se mesure à la taille de leurs poils et au pantalon qui remonte au-dessus de la cheville. Accroître leur base sociale et politique en offrant des services sociaux aux populations démunies, ne pas se faire dépasser sur le plan de la solidarité islamique en multipliant les opérations de charité et d'assistance à l'endroit des plus vulnérables aux influences extérieures, et profiter d'un espace urbain de plus en plus parsemé de mosquées, lieux d'un rassemblement quotidien et gratuit, sont pour ce mouvement les principaux vecteurs promotionnels de son message auprès d'un électeur plus que jamais pris en otage entre des forces concurrentes tendant l'une vers l'absolutisme et l'autre vers l'absolu.