Par Soufiane Ben Farhat La situation n'est guère reluisante. Il y a actuellement sous nos cieux trop d'instances, trop de législateurs, trop de centres de décisions. Bref, trop de pouvoirs. Entendons-nous bien : la Révolution est l'œuvre de l'être populaire collectif. Pourtant, tous ceux qui n'en étaient guère les artisans — partis, coalitions, instances et dirigeants de circonstance — s'en réclament. Ils s'avisent même de l'accaparer, sinon dans les faits, du moins dans les discours. Cela rappelle la fameuse observation de Saint-Just sur la Révolution française : "J'entends dire à beaucoup de gens qu'ils ont fait la Révolution. Mais savez-vous ce qu'il faut dire aujourd'hui et qui n'appartient qu'au législateur même ? C'est la République…" Et précisément, aujourd'hui et maintenant en Tunisie, tout le monde s'improvise législateur. Du coup, la règle de droit s'en ressent. Par définition, elle est impersonnelle et générale. Chez nous, elle devient sectaire, partielle, partisane. C'est-à-dire, dans tous les cas de figure, tronquée et mutilée. Les récents échanges sur la loi régissant les partis politiques ou l'interdiction de la publicité politique en sont témoins. L'un légifère, certains refusent de suivre, d'autres qui ont acquiescé menacent de se raviser à défaut d'observation de la norme par tous sans exception. C'est le souk d'empoigne démocratique. En fait, la Révolution est, par essence, l'absence plus ou moins momentanée de normes. C'est un état intermédiaire entre un monde en passe de mourir et un nouveau monde naissant. Parfois, la passage traîne en longueur, vire à la transition bloquée. Tous les éléments se déchaînent alors et font du surplace dans une neutralisation mutuelle. Aujourd'hui, la crise de légitimité est partout. La seule légitimité de mise ne saurait être que consensuelle. Ce qui n'équivaut guère à l'unanimisme, autre avatar de la pensée unique. Or, le consensus fait défaut. Dès lors, toutes les autorités brodent sur le registre de la précarité. Ceux qui tiennent le haut du pavé, par désir ou portés par la force des choses, évoluent sur le fil du rasoir. Aussi révolutionnairement légitimes soient-elles, les gentilhommières cèdent. A peine installées, elles voient le sol se dérober sous leurs pieds. D'où cet état de dépression manifeste auprès de nombre d'acteurs de la scène postrévolutionnaire. Le débat sur le référendum est une autre illustration de cet état de fait. Toutes les parties qui s'y investissent font montre d'une détermination à toute épreuve. Pourtant, le non-dit et les frayeurs non avouées sont de mise. La plupart du temps, les protagonistes ne disent pas clairement tous leurs griefs. On les devine dans les interstices d'un discours esquissé, ou ébauché, ou sciemment à peine amorcé. Il faut dire que notre classe politique traîne des déformations professionnelles pour ainsi dire. Jusqu'ici, chacune de ses composantes, ou presque, était calfeutrée dans ses certitudes, réelles ou supposées. La Révolution a tout balayé d'un coup, tout ébranlé, tout renversé. Le socle des certitudes anciennes a cédé. Il n'y a plus guère que des espoirs permis et des doutes autorisés. Et la classe politique n'a pas encore trouvé les ressorts de la nécessaire adaptation. Elle ne s'est pas encore actualisée. Elle fait du surplace entre deux mondes, l'un mort et l'autre impuissant à naître. D'où cet état d'éphémère, de mort latente chez certaines parties, de vieilles rancœurs qui empoisonnent et vicient un air nouveau qu'elles constatent mais qu'elles ne peuvent point respirer. La multiplicité des pouvoirs et la cacophonie qui s'ensuit procède de ce brouillage. Les horizons enténébrés des uns et les appétits démesurés des autres marquent les limites antagoniques de territoires mouvants. La Révolution est un processus historique sourd, intransigeant, exigeant. Elle n'est guère clémente avec les retardataires ou les réfractaires. Elle a sa logique que les logiques des chapelles et des sectes fermées ignorent. Elle est le Pouvoir. Si remuants soient-ils, tous les pouvoirs factices qui s'en réclament finissent par être emportés par son tourbillon. Parfois, les issues sont tragiques. Rien qu'à y penser, cela vous glace le sang dans les veines.