Par Slaheddine KAROUI (Economiste) Tout, ou presque, est dit sur les applications web : les journaux du monde entier en parlent quotidiennement et les sites internet en sont saturés. Mais personne n'ose prévoir ce que seront les applications de demain ni quels réels bénéfices l'humanité en tirera. On ne peut que formuler des hypothèses fondées sur les travaux en cours des opérateurs et des universitaires. Certaines se révéleront justes, d'autres dépasseront de loin les supputations les plus folles. Certaines intéresseront la Tunisie, d'autres peu. Sur ce thème, il ne s'agit pas d'apporter des réponses mais de tenter d'y voir clair. Les applications du web (logiciels applicatifs manipulables grâce à un navigateur web) sont au cœur de la popularité du réseau internet. L'absence de formalités pour y accéder, leur facilité d'emploi, le foisonnement de leurs fonctionnalités répondent aux besoins de toutes les catégories socioprofessionnelles. L'évolution de leurs tarifs facilitera ou freinera leur croissance. Le continent africain y sera le plus sensible. Il faut rappeler à ce propos que les anciens informaticiens durent progressivement abandonner leur chasse gardée, les ordinateurs universels, pour céder la place aux détenteurs de la nouvelle informatique. Ainsi disparut l'informatique lourde bâtie autour d'une architecture unique pour laisser place à l'informatique éclatée, construite autour d'une multitude de petits ordinateurs connectés entre eux. De cette formidable transformation, dont les journaux spécialisés ont dépeint les effets, moins l'esprit du profit que celui de la conquête de l'information, qui permet de décider juste, a été le moteur. Et pour obtenir cette information, si nécessaire au progrès de l'humanité, il a fallu marier le câble, le satellite et le téléphone à l'ordinateur, déployer des applications sophistiquées, écrire des langages révolutionnaires et créer l'univers virtuel. Depuis plusieurs années, cette démarche difficile et passionnante a sans cesse eu une fonction progressiste : le progrès technologique, la décentralisation du management, la délégation de pouvoir, la réalisation des produits au moindre coût, l'accès plus facile à la science, aux soins, à la culture, à la croissance ont été stimulés. Bien évidemment, ce dynamisme a eu et continuera d'avoir ses revers, mais il n'est pas douteux que la nouvelle informatique a apporté à la société des gains de productivité sans équivalent dans l'histoire. Les 196 pays qui composent la planète, en l'adoubant et l'encourageant, ne s'y sont pas trompés. Un domaine technologique inaccessible Les applications du web occupent une part importante dans cette technologie. Avec les applications du web nous sommes dans un domaine technologique inaccessible pour presque tous les pays et par conséquent faisant l'objet d'un monopole. Ce monopole veut d'abord exprimer le pouvoir qu'exercent la dizaine de firmes qui le détiennent, dans le champ informatique. Ce pouvoir est exercé par rapport aux firmes concurrentes moins puissantes mais également par rapport aux Etats. Pour le conserver, les firmes dominantes s'assurent de la maîtrise des principales variables technologiques et économiques au premier rang desquelles se situent les logiciels de navigation et le prix. Ces deux variables s'épaulent mutuellement : la maîtrise de la variable prix permet aux firmes dominantes de faire face structurellement et financièrement aux changements de grande ampleur en investissant à un rythme effréné, inaccessible à leurs concurrents, alors que les percées et innovations qui en découlent rendent leurs avancées technologiques irrattrapables. Dans ces conditions, on peut comprendre que deux firmes détiennent 85 % du marché mondial du logiciel «Navigation Web». Ces deux compagnies se livrent d'ailleurs un combat féroce, qui finira par assurer la suprématie définitive de l'une par rapport à l'autre. Il est presque probable que, de cette lutte titanesque, émergeront de nouvelles technologies qui écarteront complètement du marché les trois autres firmes qui se partagent les 15 % du marché restant. Cet exemple réel administre la preuve que toute concurrence qui n'est pas soutenue par un duo prix/technologie performante est vouée à disparaître. Les PAF devraient réfléchir à cette réalité qui, s'ils n'y prenaient garde, pourrait aspirer leurs entreprises dans la spirale vertigineuse des rachats. C'est pourquoi, ils devraient consacrer plus d'efforts à l'union de leurs forces. En faisant un retour rétrospectif, qui nous conduirait à la fin des années 1960, on s'apercevrait que les grands pourfendeurs de l'économie de domination en matière industrielle ont échoué à casser son extension. Bien plus, ils n'ont pas prévu qu'elle s'élargirait aux logiciels qui, étant une production immatérielle de l'esprit, devrait logiquement être le fait de n'importe quelle firme du monde. Or, il n'en est rien. Les firmes américaines, qui déjà dominaient le monde de la production matérielle, dominent plus encore celui de la production immatérielle, à travers, notamment, les logiciels web. On peut penser que le taux élevé de pénétration de l'Internet aux Etats-Unis, le parc important d'ordinateurs, le nombre d'internautes, le faible prix d'accès au réseau des réseaux, la somptueuse largeur des bandes passantes, la disponibilité des infrastructures les plus modernes, la performance des satellites, le volontarisme de l'Etat américain à dominer l'économie des TIC, justifient leur domination en matière de logiciels web. Il est possible, également, de suggérer que leur puissante mécanique de l'autofinancement a contribué à conquérir puis asseoir ce monopole. Mais on ne peut que suggérer. La démonstration par laquelle on fournirait la preuve que la domination américaine en matière de logiciels web est le résultat des seuls éléments cités est improbable. La réflexion sur la domination des Etats-Unis sur le web doit s'organiser autour d'un faisceau de constats : 1 - Technologie insurpassable justifiée par l'invention des ordinateurs dès 1943, puis des micro-ordinateurs au début des années 1980, du concept de connexion entre machines et l'échange de flux de message d'une fonction à une autre, et d'un organisme à un autre, ensuite du trafic des réseaux de données utilisant câbles, satellites et serveurs, enfin du web. 2 - Supériorité écrasante dans le domaine des idées novatrices manifestées par l'invention des logiciels, des langages de programmation, des protocoles, des applications du web, des réseaux sociaux, professionnels, humanitaires … 3 - Détermination et volonté sans faille à tous les niveaux des institutions et des citoyens américains pour assurer la pérennité de la suprématie de leur pays en matière de technologies de domination. 4 - Culture de l'excellence, deux fois séculaires, appuyée sur l'initiative privée. 5 - L'esprit pionnier des Américains, opérant dans un environnement libéral: il est au cœur de la puissance américaine ; il est propre au peuple américain ; il lui été conféré par des conditions historiques uniques qui ne se répéteront que pour la nation qui, la première, aura conquis et habité l'espace. Quoi qu'il en soit, les Etats-Unis dominent puissamment la technologie informatique. D'ailleurs, la domination des USA n'est pas d'ordre scientifique seulement, elle est aussi d'ordre intellectuel, en ce sens que les applications en interface avec le web et les réseaux sociaux ne sont pas des inventions scientifiques, mais les expressions pratiques d'idées novatrices qui n'ont besoin, pour apparaître, ni d'équations ni de compas, mais d'imagination et de rêve. Il est d'ailleurs étonnant que, depuis plus d'un siècle, presque toutes les idées, ayant vocation de transformer le monde, surgissent des cerveaux des Américains. Leur esprit pionnier se déployant en milieu démocratique est-il le trait distinctif qui expliquerait, à lui seul, cette disposition à découvrir et élargir des horizons? Larges perspectives sociales et professionnelles Les applications du web ont, en 20 ans, ouvert aux internautes des perspectives sociales et professionnelles qu'ils ne pouvaient pas imaginer en 1990 : ils peuvent chercher et trouver les informations, dont ils ont besoin, jouer une partie d'échec, créer des cercles d'amis, lire un livre, regarder un film… Que peuvent-ils attendre d'autre du web ? A priori, ceux qui travaillent à améliorer le web pensent qu'il offre encore des possibilités illimitées qui se manifesteront progressivement en fonction de ses insuffisances répertoriés et des besoins explicites ou implicites des utilisateurs. Pour le moment, il est beaucoup question de créer un environnement qui refonde la façon de chercher, d'exploiter, de communiquer et d'échanger l'information pour aboutir à des fonctions bien précises.