Tu es mort au téléphone, tu es mort sur ton lit, tu es mort dans ta chambre, tu es mort dans nos poitrines, et ta mort impose la puissance de la mémoire. Tu es mort à cinq heures, cinq heures c'est déjà hier, et demain aussi tu es mort, mais ta mort force tout ce que tu as accompli à revenir, tout ce que tu as aimé et toutes tes batailles à rejouer la scène, toute ta passion et tous tes actes à éclater et à s'éteindre sans cesse. L'immense douleur de ta mort fera revenir, Ce jour où les mains ligotées par une volonté de liberté, Tu roulais vers la prison de l'indépendance, suspendu à une barre métallique. La souffrance de l'abîme ne pourra plus dérober le souvenir, Le jour où les mains enchaînées par la révolte, où la blancheur immaculée de l'habit déchirée par la dictature, le torse dénudé par une humiliation rebelle, le soldat te traînait vers le cachot de la fierté, et l'homme du peuple reviendra aussi, celui qui a passé sa veste sur tes épaules pour couvrir ta dignité. Tout est contraint à revenir. La puissance grondante de la mémoire nous contraint à ce retour infatigable de l'explosion et de l'extinction. Voici ce qui chemine à travers les souvenirs de ton regard, de ta présence, de ta bibliothèque et de la blessure étouffée par l'orgueil : La liberté est la lutte, et la lutte est acte, la lutte est le risque, elle est l'exil et le sacrifice. Et à ceux qui crient à l'échec de l'idéal, nous rétorquons : même si l'idéal se frotte les yeux de désillusion, l'insoumission et la lutte reviennent comme la violence corporelle de l'idéal. Et à ceux qui crient à la trahison de l'idéal, nous rappelons : le jour où tu as décidé de ne plus rencontrer la crasse des prisons, de ne plus avoir les bras serrés par les poignes de fer de la flicaille, de ne plus mettre ta famille entre les griffes de l'incertitude et du péril, ce jour-là, est-il sensé effacer la répétition ? Le sabotage des revues, la censure des discours, les menaces fiscales et l'exclusion de la Chambre des députés, n'était-ce pas des preuves d'insoumission ? Fallait-il se clouer éternellement sur une croix pour qu'on applaudisse en silence derrière les écrans ? Le militantisme politique est-il mesuré par le degré de torture ? Tu es mort grand-père, et même pour des esprits médiocres, la mort est la puissance du retour, Car voici que revient et revient encore, le jour où tu te retires de la scène, et où tels des vautours affamés, ils se jettent sur les bouts de viande collés sur les chaises et se mordent entre eux en croyant que ta chaise, c'est le trône ! Vois comme ils se hâtent vers l'avenir sur la boue de l'oubli volontaire. Ils t'ont volé ton espace d'expression à cause des misérables bouts de viande, et maintenant c'est par opportunisme qu'ils chercheront à le restituer. Mais la force du souvenir est une force qui rappelle : le mouvement vers l'avenir c'est l'élan créatif de la mémoire. Hier encore, tu me disais que tu voulais écrire, alors j'ai dit que oui cela te ferait du bien, que cela serait fortifiant pour ta volonté de vivre, que tu pourrais même dicter au lieu d'écrire. -Que vas-tu écrire, t'ai-je demandé ? -Une lettre qui s'adresse aux partis politiques et au peuple tunisien, pour montrer qu'avec ces clivages, ces luttes intestines, ces disputes écumantes, il ne peut y avoir de démocratie. Et que la seule alternative est que les partis trouvent des compromis pour s'allier sur un front commun qui puisse répondre à la priorité exigée : construire ensemble la démocratie, construire ensemble le pays… Alors, je lui ai répondu : Leur problème à eux, les partis politiques, c'est ni la démocratie, ni la construction du pays. Leur problème eux, c'est l'illusion de détenir la vraie vérité et l'avidité du pouvoir qui découle de l'illusion de la vérité vraie. Tu es parti, toute la maison, tout mon corps, toute ma conscience est remplie de la violence et de la douleur de tes souvenirs, de ton affection, de la dureté de ta jeunesse, Et voici ce que l'abîme de la perte m'a arraché : Que par honneur, par amour et par estime, nous te devons ceci : Restituer la puissance de la mémoire, et imposer la répétition de la lutte et de l'insoumission. Mouha Harmel, petit-fils de Mohamed Harmel, 19 sept 2011