Par Alain Reymond J'aime l'eau, sa texture et sa transparence. Elle ne porte en elle ni couleur, ni aucun signe particulier d'odeur. J'apprécie sa souple fluidité. Je la bois, je m'y plonge et me laisse m'y immerger dans un confort fœtal. Si l'eau est discrète, elle est présente partout et nous entoure. Féconde, elle circule par le monde, à travers les pays, franchit les régions et les terres pour rejoindre les mers. Sentir l'eau, c'est en saisir la fraîcheur, la pureté et si j'avais à choisir une amante, c'est elle qui serait mon élue. • Eau, tu es immaculée et virginale, tu reflètes comme un miroir les lumières et lorsque tu t'écoules, on entend dans ton clapotis le chant d'une sirène. • Eau, je te reconnais aussi puissante et inquiétante. Quand les flots grossissent, on te craint car dans la force de ton courant tu emportes tout. Alors pour enfermer ton chemin, on endigue et empierre ton lit. • Eau, tu fais naître et surgir. Sur ton passage, tu arroses les terres, les fertilises et effaces de la surface des sols les traces des hommes et des bêtes. • Eau, je te le demande, suspends ton cours, juste un instant et me confies ton histoire, d'où viens-tu…? Ce que l'on connaît de ta vérité, est que tu arrives du ciel et que tu voyages dans les grands nuages gris poussés par les vents qui nous viennent de l'ouest. Nul ne sait avec exactitude ton lieu de naissance, mais on dit que tu te formes dans les courants profonds des océans. D'autres disent que, depuis la création du monde, tu surgis des profondeurs de la terre. Lorsque tu es sources, on te prête toutes les vertus. Parfois même tu guéris, le plus souvent tu soulages et désaltères ceux qui viennent à toi. Pour ma part. j'aime à te découvrir dans la nature, en cascade, quand tu t'élances des sommets de la montagne, que tu rebondis de pierres en pierres dans les infinis frémissements et jaillissements. Alors infatigable, je t'observe dévaler des hauteurs. ma préférence est de venir à ta rencontre au fond des vallons, là où dans l'ombre des pins et sapins tu dissimules discrètement ton cheminement. Pour te trouver, te capter et enfin finalement te soumettre, l'homme a inventé toutes sortes de technologies. Dans la terre et dans le sable, il a commencé par creuser des puits‑: il a tressé des cordes, fabriqué des poulies, imaginé des seaux, des moulins. Il a construit des barrages et des conduites forcées où tu es précipitée pour produire notre énergie hydro-électrique. Mais “Eau” dans l'inconscient de notre mémoire, tu es avant tout “mystère”. Autrefois, les hommes t'utilisaient pour purifier leurs corps et leurs âmes. Certains ont dit que tu étais sacrée et encore aujourd'hui dans nos rites. tu restes l'eau vive, bénite qui accompagne nos chemins de vie. Nous, les hommes, nous ne pouvons qu'admettre que nous ne réunissons pas tant de vertus ni de sacralité. Nous sommes lourds, encombrants, parfois violents et plutôt peu clairvoyants. Nous n'avons pas toujours assez de considération, ni de respect pour ce qui nous entoure. parfois, nous te maltraitons. Par souci de gain, voire par simple inconscience, nous parvenons à te mélanger à nos déchets, nous te chargeons de plomb, de nitrate et d'autres toxines malfaisantes. Puis, nous te faisons le reproche de n'être plus potable. Devant des organisations internationales qui se réunissent en conférence mondiale, tu es mise en accusation, car chaque année des millions d'enfants meurent par la transmission des infections que tu dissimules sous ces pollutions. Pour toutes ces raisons, “Eau”, je t'ai choisie comme mon amante lustrale. Je rêve de te protéger et te conserver à l'abri de toutes les impuretés. Dans mon imaginaire, je te construirais un palais de cristal. Dans la chambre nuptiale, tu aurais ton lit. Tu t'écoulerais chaque soir par une vanne douce et précieuse. Je te garderais, juste à mes côtés et de mes lèvres, j'effleurerais ta surface lissée. Dans la journée, je te réserverais une chambre aux lumières tamisées, tu redeviendrais étang et te couvrirais de nénuphars blancs. Et puis, il y aurait encore la salle aux mille reflets où, comme un miroir, tu t'allongerais pour étinceler à l'infini, et moi, avec mes doigts, jouerais délicatement dans tes draperies. Je sais que je dois renoncer à ce projet, il n'est qu'utopie car l'Eau, c'est un choix d'un espace sans limite et comment pourrais-tu m'accepter comme ton unique amant? Je ne suis pas jaloux, je me réjouis si tu aimes tant jouer avec les enfants et que tu les laisses des heures durant patauger et te bousculer. Mais autour de toi, on trouve tout un univers aquatique dont tu es la matrice protectrice, du poisson à la grenouille, ils sont si nombreux à se réfugier dans les espaces que tu leur as réservés. Je reconnais aussi ton intelligence, la pertinence et la complexité si précisément décrites par les formules académiques et scientifiques, que de toutes les molécules de l'univers, tu as choisi les plus subtiles, dont celle de l'oxygène avec laquelle tu règnes sur le plus étendu empire d'un monde aquatique vivant. Je me suis laissé dire que tu étais éternelle, que tu existais avant l'homme, que tu avais même déjà traversé l'univers et que l'on trouvait tes traces sur les planètes les plus éloignées. • Eau, je te fais ma déclaration d'amour, mais ce soir, confie-moi quelques- uns de tes secrets : comment es-tu devenue si importante sur cette terre? Et pourquoi aujourd'hui on doit même payer pour te consommer? A quel propriétaire as-tu donc des comptes à rendre? Tu es le plus vaste espace où tout un monde s'est organisé? Les oiseaux du haut du ciel tracent leur migration et suivent les cheminements de tes cours d'eau, les poissons, eux, les remontent pour se reproduire, tout un monde de micro-organismes a fait de tes rivages son refuge secret. Nous, les hommes, nous avons au cours du temps constamment lié notre destin à ta présence : reconnais-le : car nous avons participé à tracer avec toi les chemins de l'humanité : il y avait d'abord les hommes des sources, puis les hommes des fleuves. Rappelle-toi des rois pasteurs qui, avec leurs tribus et leurs troupeaux, ont suivi la route de tes grands fleuves: le Tigre, l'Euphrate, le Nil, le Niger. Ces populations nomades en quête de pâturage ont exploré les nouvelles terres et se sont installés dans tes deltas fertiles : ils ont construit leurs cités et sont devenus civilisations. Les hommes mènent aussi leurs conquêtes par la guerre : ceux qui voulaient se protéger des envahisseurs avaient pensé que tes étendues et la profondeur de tes fossés seraient leur rempart. Mais, on a coupé ton approvisionnement et quand les citernes des cités assiégées sont devenues sèches, la soif est devenue l'alliée de l'ennemi. Le passé, le présent et l'avenir sont réunis en toi: de la naissance à la mort, de la fertilité à la stérlité, de l'énergie à la parésie. J'ai soif de connaissances et de découvertes. L'imagination de l'homme n'a pas de limite : dans un schéma intellectuel de recherches, notre ambition est de reproduire toutes tes qualités. Nous avons appris à te désaniliser, à te mettre en vapeur, mais de toutes les inventions, la plus merveilleuse serait la machine à produire de l'eau. Je renonce, car il en serait fini de notre liaison sentimentale et il ne resterait de toi qu'un robot chimique et mécanique. Il n'est pas dans mon caractère d'être un amoureux déçu et je ne puis me satisfaire d'un récit de baladin. Après cette confession intense, comprends que dans ma conscience, je puisse refuser de te voir endiguée, cloîtrée ou encore enfermée dans des récipients ou bouteilles de verre, avec habillages graphiques et noms bizarres commerciaux qui ne te conviennent pas. «Eau» est ton nom, il est le plus court et le plus beau. Où tu passes surgit la vie et éclot la nature. Je te regarde et je te suis, que tu sois en torrent, en ruisseau, en rivière, fleuve ou lac, pluie ou rosée, je ne cesse d'aller à ta rencontre prêt à franchir les obstacles, descendre jusqu'aux profondeurs des entrailles des montagnes où tu te mature avant de ressurgir. Parce qu'à chaque instant tu es présente, parce que tu es une semence, que tu es nourriture et préservation, mon lieu de rencontre d'élection est le champ. Au moment où ta goutte de rosée se confond avec la terre et s'expose aux rayons du soleil. Dans cet instant d'exception, tout prend vie, couleur et senteur. Cette senteur faite de fraîcheur envahit l'espace. Je m'arrête, je ferme les yeux et par tous mes sens je te respire jusqu'à devenir ivre de ta présence. • Eau, ne fuis jamais! Reste avec nous…, c'est ma prière… Car là où tu te retires, derrière toi, on ne retrouve que serpents, pierres, sables et désolation. La sécheresse est le prélude de la famine et la famine chasse devant elle les vivants. Dans cette terre devenue aride, le dernier témoin reste celui d'un enfant égaré au regard éteint, oublié par sa société. Lorsqu'il n'y a plus d'eau… il n'y a même plus de chemin qui conduise à l'horizon… il ne reste que le temps de la fin.