Par Abdelhamid GMATI Cela a été évoqué dans une précédente chronique : la censure a son propre langage, ses propres arguments. Le plus utilisé pour interdire et empêcher la diffusion d'une émission (radio ou télé), l'édition d'une œuvre ou la publication d'un écrit, se rapporte à l'opportunité, au temps : «Ce n'est pas le moment !». On ne discutait jamais la qualité de l'œuvre ou son intérêt mais on ne permettait pas qu'elle soit écoutée, vue ou lue. Et on avançait les choix du pays, l'économie, les intérêts de la nation. Il ne fallait pas parler des inondations, d'une épidémie de choléra (même limitée et vite maîtrisée), ou de vols dans les souks, de peur «d'éloigner les touristes» ou encore des mendiants, etc. C'est ce qui s'est passé il y a quelques jours lors des actes de vandalisme et de troubles survenues à la suite de la diffusion d'un film iranien par la chaîne de télévision Nessma, dont les locaux ont été ciblés par un groupe d'extrémistes, qualifiés de salafistes. Des voix, et non des moindres, ont déploré la diffusion du film «à un mauvais moment»; d'autres ont appelé au «respect du sacré». Selon ces personnes, «bien intentionnées», la chaîne n'aurait pas dû diffuser le film. Donc, c'est la victime qui est coupable. Il ne faudra pas s'étonner (et cela a déjà été fait) qu'une jeune femme agressée soit désignée responsable de son agression et coupable de n'avoir pas revêtu un voile. On rappellera aussi que les personnes qui avaient vandalisé et agressé des artistes à la salle de cinéma Africart en juin dernier, ont été libérées sans aucune charge : les «pauvres» salafistes avaient été «agressés» par la projection d'un film. On ne s'étonnera donc pas d'apprendre que la cinquantaine d'individus qui ont attaqué le siège de la chaîne Nessma soient également libérés sans aucune charge. Nos magistrats, appelés à seulement veiller à l'application des lois, se sont révélés être de bons censeurs. Ils l'ont fait en interdisant des sites sur Internet. Ils ont aussi libéré des casseurs. Il est à craindre qu'ils continuent et que les ennemis de la liberté soient confortés dans leurs agissements et leur violence. Que des excuses aient été présentées par la chaîne pour cette «erreur» ne sauraient passer pour une justification à la violence. Ceci n'explique pas cela. On a vécu dans l'enthousiasme et l'euphorie la libération des libertés. Celle de l'expression, en particulier. On en a usé et même parfois abusé. Les gens ont dit et disent encore toutes choses et leurs contraires. On a insulté et même diffamé. Mais voici que l'on découvre que certains, de plus en plus nombreux, veulent surveiller et même codifier cette liberté. Nos quelques opposants à la dictature savent très bien qu'ils étaient mis en «liberté surveillée». On ne discutait pas avec eux du bien-fondé de leurs opinions et de leurs arguments, on estimait que c'était des «empêcheurs de tourner en rond», des malvenus, qui arrivaient à un mauvais moment. S'ils étaient emprisonnés, torturés, condamnés, c'était leur faute, ils n'avaient qu'à faire comme les autres : se taire. On les diabolisait : une simple référence au non-respect des droits de l'Homme, les transformait en «traîtres» en «saboteurs». On avait même adopté une loi scélérate condamnant sévèrement tous ceux qui oseraient une critique à l'étranger contre le régime. Certes, la liberté n'est pas infinie et absolue. La liberté n'a qu'une seule limite : là où commence celle des autres. Toute personne (ou tout groupe) qui estimera avoir été diffamée et ayant subi un préjudice a toute latitude de demander réparation auprès des tribunaux. Il faudrait aussi discuter de ce qu'est le «sacré» ou de ce que permet ou ne permet pas la morale. Le «sacré» est trop «sacré» pour être atteint par une petite œuvre humaine. Et la morale est trop élastique et indéfinie pour être l'apanage de quelques-uns. Certes, il y a des erreurs, de mauvaises estimations; mais la pire punition pour un média qui faute et ne respecte pas les sentiments, les convictions de ses téléspectateurs, ses auditeurs ou ses lecteurs est de les perdre. Si la liberté commence à être surveillée, ce sera le début de la fin. C'est à dire le règne de la parole et de la pensée uniques.