Par Abdelhamid GMATI Notre «Mare aux canards» s'est enrichie de 88 nouveaux membres, ayant obtenu leurs récépissés, et répartis entre quotidiens, hebdomadaires, bimensuels et mensuels. 88 autres demandes ont été rejetées et 14 sont en cours d'examen. Et par extension, des dizaines de demandes d'autorisation de stations radiophoniques et de chaînes de télévision attendent. C'est dire la soif de s'exprimer et de savoir qui anime la société tunisienne. Le développement de médias libres, pluralistes et indépendants est une nécessité pour une société démocratique. Tout le monde, y compris les journalistes, aspire à la liberté de presse et à une information complète, excluant ce fameux adage réducteur que «toute vérité n'est pas bonne à dire». Cependant, il est faux de s'attendre à une information «objective», l'objectivité étant une vue de l'esprit. Le journaliste, de même que son informateur, n'est qu'un être humain, doté d'une personnalité et d'une culture propres à lui. Et il ne peut que les répercuter, dans ses écrits, ses interviews, ses commentaires et même dans sa façon de rédiger l'information, de la dire ou de la présenter. Par contre, ce que l'on est en droit d'exiger est une information «honnête», c'est-à-dire une information complète sans omission de certains aspects et donnant les différents points de vue y afférents. Le principal problème auquel se trouve confronté le journaliste est l'accès à l'information, droit qui, jusqu'ici, n'est pas garanti. Certes un projet a été élaboré mais l'accès à l'information devrait être garanti par des textes législatifs contraignants, c'est-à-dire obligeant le détenteur de l'information (gouvernement, administration publique ou privée, partis politiques, etc.) à donner le dossier concerné dans les quinze jours suivants la demande. Et ceci pour chaque demandeur et pas seulement les journalistes. Autre problème avec lequel les journalistes, tous les journalistes, du monde entier et pas seulement en Tunisie, doivent composer : la ligne éditoriale de l'organe qui les emploie. Les chaînes de télé, les radios, les journaux, appartiennent tous à quelqu'un : Etat, sociétés étatiques, sociétés privées, personnes. Et chacun a sa ligne éditoriale, ses choix, ses options, ses intérêts. Chaque journaliste employé dans une institution médiatique doit respecter la ligne éditoriale et les intérêts de son employeur. Cela, généralement, doit correspondre à ses propres choix, à ses propres opinions. Et là l'information n'est jamais neutre, ni même «honnête». Allez donc demander à un organe d'un parti communiste de publier une information louant les bienfaits du capitalisme. A l'inverse, un journal, ou n'importe quel média, dépendant d'un capitaliste, ne vous dira rien des avantages du socialisme. L'information sera toujours tronquée. Alors, ne rêvons plus et regardons les choses au fond des yeux sans démagogie : il n'existe pas d'information «neutre». Tout au plus, quand il s'agit d'un média public, essayera-t-on d'être «honnête». Des personnalités «bien intentionnées», pour se donner de l'importance, viennent dire que «les médias sont encore d'un niveau professionnel affligeant, en particulier la presse écrite et la télévision nationale étatique». Ah, oui ? Qu'en savent-elles ? Pour juger des professionnels, il faut être soi-même professionnel. Les plus qualifiées parmi elles n'ont jamais écrit un article de leur vie et ne savent même pas ce que c'est. Ont-elles connu «l'angoisse» de la «feuille blanche», qu'elle soit sur papier ou sur ordinateur ? Comment attaquer et comment construire et agencer les informations ? La «chute», sait- on ce que c'est et la difficulté de l'élaborer ? Savent-elles ce que c'est que la censure ? Rédiger un article, et retrouver le lendemain, sur le journal, un autre article, différent de ce qu'elles ont écrit mais sous leur signature ? Les protestations sont vaines. Et aucun recours. Des journalistes de différents organes de presse, y compris de notre journal La Presse, ont protesté contre la censure, ont diffusé des communiqués sur Internet, ont appelé «à l'aide». En vain. Personne ne les a écoutés. Au contraire, cela leur a valu des sanctions matérielles , morales, professionnelles et financières. Demandez donc à tous ceux qui, au sein du journal La Presse, pendant des années, criaient «au secours, la liberté de presse est morte». D'autres journalistes dans d'autres médias ont dénoncé et ont eu à subir les foudres de la répression. Où étaient donc ces têtes bien pensantes et donneuses de leçons qui, aujourd'hui crient à la «chasse aux sorcières» ? Y a-t-il eu quelqu'un, même parmi les syndicats, y compris celui des journalistes, qui s'est porté à la défense de ces opprimés ? Que savent-elles «d'un niveau professionnel» des médias ? Ont-elles eu à élaborer une information à la radio ou à la télé ? Certes , il y a eu des pseudo-journalistes et directeurs de journaux qui ont été placés par Abdelwahab Abdallah et ont profité des largesses de l'Atce et de la corruption et se sont enrichis. Il suffit de voir leurs avoirs, les salaires minables des journalistes honnêtes ne leur permettant que de faire face à des prêts handicapants. L'un d'entre eux (les corrompus) vient d'être condamné par la justice pour ses méfaits. D'autres suivront certainement. Mais il ne faut pas amalgamer et jeter la pierre à chacun ; c'est à la Justice de faire son travail. Ce que nous observons actuellement est l'émergence du même processus établi par Ben Ali et Abdelwahab Abdallah. Encadrer la profession et la mettre sous tutelle. On veut un journalisme «à la botte». M. Yadh Ben Achour, président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, a «crié à l'injustice médiatique», parce que des membres de l'Instance ont saisi les médias pour exprimer leurs «opinions». Le ministère de l'Intérieur a publié «un communiqué, pour dénoncer la campagne de dénigrement visant les cadres et agents du ministère». Sur internet, les adeptes du parti Ennahdha insultent et traitent de mécréants ceux qui émettent quelques critiques à l'égard de leur parti. Pauvre liberté d'expression. M. Caïd Essebsi, le Premier ministre, a pourtant donné une belle raclée à un journaliste non professionnel, irrévérencieux, agressif et de mauvaise foi, l'obligeant à cacher sa confusion et les «gifles» qu'il recevait sous des rires contrefaits. Une belle leçon de fair-play et de démocratie : il n'a à aucune occasion essayé de refuser une question impertinente ni d'intimider son vis-à-vis, pourtant plein d'animosité. La fameuse Instance indépendante pour la réforme de l'information nous fomente un beau cadeau : un code de la presse; de son côté l'Instance de M. Ben Achour, qui veut imposer ses diktats, nous a pondu une sous commission pour nous faire une surprise: un code de la presse. Et qui la préside ? Un avocat. Là les journalistes, vieux ou jeunes, doivent être heureux : ils ne sont pas sortis de l'auberge. Voyons voir. Des avocats, on ne sait d'où ils viennent, ont demandé, par justice, la censure de certains sites d'internet. Peu importe que ce soit du porno ou autres. Un juge a accédé à leur demande et l'appel de l'ATI a été rejeté. A notre connaissance, les avocats et les juges ne travaillent que dans le cadre de la loi, ils ne sont pas défenseurs de la morale. Ceci nous indique le genre de justice que nous allons avoir et le genre d'avocats que nous avons : des censeurs, des intégristes, des ennemis de la liberté de pensée et d'opinion. Ce sont ces avocats qui ne savent pas écrire un article de presse, ni imaginer une émission de télévision qui vont décider de la liberté de presse. Notre «mare aux canards» n'est pas seulement celles des journaux, elle est peuplée d'un tas d'autres canards. Ceux qui sont en «surface» et qui guettent les proies sans se «mouiller» et ceux qui nagent en profondeur, qui aiment les eaux troubles, pour réapparaître pour récolter les restes.