Par Soufiane BEN FARHAT Les observateurs sont sidérés. A mesure que se rapproche la date des élections pour l'Assemblée constituante, les attitudes se durcissent. Les échanges sont musclés, les états d'âme crispés. Un sentiment de culpabilité diffus anime la scène politique, ou ce qui en tient lieu. Alors, on se jette volontiers l'anathème. La mise à l'index est démocratiquement partagée. On parodie les révolutionnaires français : "Si Louis est innocent, la Révolution est coupable". Donc, si tu es innocent, je suis forcément coupable. On sait sur quels rivages sanglants lesdits révolutionnaires français avaient accosté. La fameuse phrase avait été prononcée par Saint-Just et reprise par Robespierre lors du procès ayant abouti à l'exécution de Louis XVI. Elle avait en fait annoncé la radicalisation de la Révolution et l'avènement de la Terreur. Autres cieux, autres mœurs, dira-t-on. Soit. Mais l'anathème préfigure la condamnation et la malédiction. Partout. Quel qu'en soit le motif. Et si bien intentionnées en sont les raisons. Paradoxalement, la guillotine avait été mise au point par le docteur Louis et le docteur Guillotin (qui lui a légué son nom) pour donner la mort instantanément et sans souffrance. Une manière de "démocratiser" la mort selon l'esprit des Lumières. On connaît la suite : lors de la seule Terreur de l'an II, 16.594 victimes furent supprimées par la guillotine entre 1793 et Thermidor, c'est-à-dire en moins d'une année. Démocratiquement. Les hommes ne sont pas toujours loin du passage à l'acte fatal et irrémédiable. Encore faut-il que des discours et constructions théoriques, des attitudes légitimatrices, y président. Chez nous, la campagne électorale en dit long sur la faiblesse des programmes respectifs des partis. Un déficit comblé par des discours de démonisation en bonne et due forme de l'autre. Des autres. L'enfer, c'est les autres, répète-t-on à satiété. La blogosphère est fort révélatrice à ce propos. Espace non réglementé par excellence, espace de liberté du plus fort qui opprime, espace de non-droit, la blogosphère révèle les pulsions réelles des uns et des autres. Sans fioritures. Ni mises en scène. Et qu'y voit-on ? La guerre de tous contre tous. Les insultes et les injures y sévissent. Les partis et tendances s'y définissent en creux, en mettant en relief les incuries des autres, sous le jour le plus trivial possible. Moyennant les modes les plus triviaux possibles aussi. La calomnie sur fond de diabolisation tous azimuts s'invite au débat. A l'inquisition et au procès d'intention grimés en débat. C'est hallucinant, cette tendance à ne pas se respecter les uns les autres. Elle révèle des personnalités politiques de base troublées, ployant sous le poids de la culpabilité. Des personnalités politiques ne se respectant pas en premier lieu. C'est-à-dire s'auto-déconsidérant pleinement. Si on ne se respecte pas, si on ne s'aime pas, que dire de notre attitude envers les autres ? La classe politique tunisienne semble atteinte de quelque péché originel. Elle met en œuvre un arsenal impressionnant de postures et de techniques d'anéantissement spéculatif de l'autre. Un autre politique bien entendu. Mais comme les seuls procédés d'évitement ne suffisent pas à annihiler l'autre, on le cloue au pilori. Et on le livre en pâture aux requis de la vindicte commune. Ce faisant, on oublie que l'insulte est au discours ce que la torture est à la politique : le degré primaire. Bref, auprès de notre classe politique, c'est le règne de l'exclusion et de l'ostracisme. Ostracisme, le mot est éloquent. Pour la petite histoire, je consulte de nouveau mon Vocabulaire de l'histoire (Vuibert) : "Ostracisme : dans la Grèce antique, décision de bannissement que pouvait prendre chaque année le peuple assemblé à l'encontre d'une personne jugée trop puissante ou trop influente, et donc dangereuse pour la démocratie…La personne bannie devait quitter la cité dans les dix jours et pour dix ans. Clisthène, l'introducteur de l'ostracisme à Athènes en 508 av. J.-C., en fut la première victime en 507". L'arroseur est arrosé. Le pétroleur est le premier à se brûler. Et c'est tout dire.