Par Soufiane Ben Farhat Les élections de l'Assemblée constituante, prévues pour le 23 octobre, sont une aubaine pour les observateurs avertis. Cela ne saurait étonner lorsqu'on sait que plus d'une centaine de partis politiques et un nombre important d'indépendants s'y investissent. Au moins 1.300 listes et quelque 12 mille candidats s'y confrontent déjà pour les 218 sièges en lice. Du point de vue de la sociologie politique, cela offre un observatoire de choix. Rajoutons-y les nouveautés escomptées dans ce qui devrait être les premières élections libres de la Tunisie moderne, et le compte est bon. Trois observations s'imposent de prime abord. En premier lieu, nous avons beau avoir cent-dix partis politiques sur la place —dont plus d'une centaine fondés au lendemain de la Révolution du 14 janvier 2011— la crise de légitimité est le lot commun de tous. Selon Max Weber, la légitimité signifie domination. Le concept gagnerait cependant à être décliné en termes d'ascendant garant de la reconnaissance commune. Il y a dès lors trois types de légitimité : la légitimité des coutumes et des traditions, la légitimité charismatique, découlant de l'autorité personnelle du chef ou la force héroïque d'une personne et la légitimité légale, due au respect de la loi. Dans notre vécu ici, et maintenant, aucune variante de cette légitimité n'est opérationnelle. La tradition politique légale traîne les casseroles des différentes variétés du despotisme. Malgré la République, instituée en 1957, les valeurs de la République ont toujours été tronquées, violentées, viciées d'une manière ou d'une autre. D'autre part, passées les décennies de la lutte pour l'indépendance et les années 60 et 70 du XXe siècle, les hommes politiques charismatiques ont disparu de la place. Le constat est unanime : il n'y en a plus. Par ailleurs, les élections mêmes de la Constituante administrent la preuve de l'absence d'une norme juridique constitutionnelle et politique souveraine. L'Assemblée constituante devra, en priorité, accoucher de la nouvelle Constitution en guise de Loi fondamentale. En deuxième lieu, à quelques rares exceptions près, la place politique souffre d'une absence flagrante de programmes politiques en bonne et due forme. D'aucuns se contentent de ressasser à n'en plus finir des professions de foi généralistes contre le chômage et le déséquilibre régional ou en faveur de l'égalité et de la justice. Or, un credo, si précieux soit-il, n'est guère un programme politique. Enfin, et ce dernier phénomène se rapportant directement aux deux premiers, nos partis et élites politiques se caractérisent ces derniers temps par une étonnante prédisposition et une hallucinante propension à l'invective. Se tirer dans les pattes et à boulets rouges les uns sur les autres semble désormais le sport favori de notre classe politique. L'injure et l'offense pallient la faiblesse caractérisée du discours. Ce sont les insultes de tous contre tous pour parodier Thomas Hobbes. Au fond, notre classe politique semble, à bien des égards, archaïque. Paradoxalement, au lendemain de la Révolution, qui présuppose l'irruption du nouveau, de vieilles antiquailles ont occupé les devants de la scène. Des antiquailles révolutionnaires en somme. Avec armes, bagages et semblants de programmes éculés et ébauches de divagations inabouties en prime. Témoins, les dirigeants des partis politiques. Dans la plupart des cas, il s'agit de vieux routiers. Des décennies durant, ils ont végété. Calés dans une bulle intermédiaire entre de vieux ressentiments obsessionnels et d'impossibles renoncements salvateurs. Au fait, comme dans la publicité, l'illusion du changement constitue l'essence même du conservatisme. Dans un livre célèbre, intitulé Le bonheur conforme, François Brune avait disséqué la mécanique démentielle : "Ne rien changer, cela ne suffit pas : encore faut-il donner l'impression du changement. Plus la réalité publicitaire est conservatrice, plus son discours se veut révolutionnaire. On passe de l'allègre parodie de la vie politique à son plagiat aussi sérieux que possible. Insensiblement, on laisse croire au citoyen que son comportement d'agent économique supplée à l'exercice de sa vie politique". On comprend dès lors pourquoi, chez certains partis de la place, l'exercice de la publicité politique vire à l'idée fixe. Et pour cause : ils s'y adonnent à loisir, en toute impunité des dispositions réglementaires. Sans pour autant disposer de programmes ou de projet de société aux contours définis. A en croire que la politique est devenue chez nous prestidigitation. Ou leurre. Quelle aubaine pour vieux magiciens et apprentis-sorciers. Du pareil au même.