Par Dr Mohamed Lakhdar CHEBBI Des chiffres à vous donner le tournis, comme dans une excitation furieuse, les Tunisiens se sont rués en masse sur les listes de candidature pour s'inscrire en nombre, dépassant toute attente raisonnable : 1.600 listes, près de 11.000 candidats, issus de 110 partis concurrencés par des centaines d'indépendants. La Tunisie qu'on croyait timorée ou indifférente à la chose publique a explosé de partout comme un feu d'artifice — s'exprimant dans un panel politique si diversifié — avec un fracas d'idées, d'enjeux, de flatteries, d'abondance dans l'argumentaire, le tout devant un public médusé, détaché, désabusé avec parfois des commentaires hostiles et provocateurs. Des propos entendus çà et là, des sondages d'origine douteuse mais révélateurs font ressortir des chiffres autrement plus alarmants, à savoir que 70% des électeurs estiment que cette élection est inutile, qu'ils n'en attendent pas grand bien. Certains même refusent toute allusion à la campagne électorale en cours. Des nostalgiques de la dictature ? Non, absolument pas ! Leur réponse est souvent nette et cohérente : «Bourguiba nous en a dégoûté, Ben Ali nous en a fait vomir». Fichtre ! Souhaitons beaucoup de courage à nos futurs élus à la Constituante. Des raisons à cette désaffection ? Beaucoup trop nombreuses pour tout citer. En premier lieu, les errements de l'Isie en matière de préparation des élections et leur retentissement négatif sur l'opinion publique : mauvaise publicité, mauvais choix dans la durée des inscriptions des électeurs, mauvais système de communication et de justifications. La maigreur des résultats de cette gestion est évidente aux yeux de tous : moins de 58% des électeurs inscrits volontairement, dont 18% des jeunes pourtant courageux acteurs de notre révolution. Est-ce le choix des hommes qui est en cause ? Dans une Tunisie qui regorge d'éminents et grands experts ! En deuxième lieu, le positionnement des partis en concurrence électorale sur les plans social, politique, civilisationnel qui se caractérise par la confusion la plus totale au niveau de leur programme de gestion de l'Etat, de l'exercice des affaires publiques, du manque de clarté et de visibilité à envisager l'avenir. Le nombre très élevé des partis est-il l'expression de multiples courants politiques ou idéologiques significative d'une grande richesse intellectuelle, ou s'agit-il d'exactement son inverse : résultats de stérilité de concepts politiques et culturels, largement entretenus dans le pays, et longuement maintenus intentionnellement par des dictatures fascisante et mafieuse. Habitués à vivre sous la peur et le mensonge, électeurs et partis récents ne ressentent même en ces temps de liberté retrouvée que méfiance réciproque et crainte pour les uns d'être floués et de paraître peu convaincants ou de manquer de cible pour les autres. Si la lecture des programmes de certains partis dénote une certaine maîtrise des problèmes que risque d'affronter le pays, elle met à jour cependant une hésitation à les saisir d'une main forte et une détermination à les résoudre laissant souvent le public dans l'expectative ou l'insatisfaction, même chez les adhérents convaincus de leur choix partisan. Partis et société : l'impossible classification Mais, face à de tels bouleversements qui ébranlèrent les fondements du pays, il est illusoire de tenter de déterminer les motifs supposés d'adhésion du citoyen tunisien aux partis en fonction de critères ou de catégories en usage à l'Occident. L'importance du monde rural chez nous pourrait faire croire possible la division de la population en secteur rural conservateur et arriéré contre des citadins progressistes et évolués. La catégorisation en classe moyenne (basse, moyenne, supérieure) estimée faussement atteindre 80% de la population par le mafieux Ben Ali, n'a pas de sens chez nous et souffre négativement parce qu'elle est basée sur les gains matériels difficilement transposables d'un pays à l'autre. La notion de gauche progressiste et de droite cconservatrice, largement répandue en occident où elle a des racines historiques fortes, ne se rapportant pas toujours à des conditions socioéconomiques déterminées. Appliquée telle quelle, sa ligne de partage est difficilement repérable chez nous, des éléments qui s'étiquètent de gauche peuvent être très attachés à la pratique assidue de leur confession, inversement des partis de droite peuvent être des défenseurs acharnés de la laïcité. Campagne électorale confuse et inconsistante Les protagonistes de la campagne électorale en cours hésitent entre la propagande pour un progrès social a minima et le statu quo — le recours à une terminologie emberlificotée en est le témoin le plus manifeste – l'absence d'un engagement franc et net sur des projets précis est le signe de très grandes difficultés de beaucoup partis, même les plus structurés, à annoncer solennellement une politique socioéconomique hardie, de peur de faire peur à leurs électeurs potentiels! Ou plus probablement par manque de savoir-faire parce que nouveaux dans l'arène politique et manquant de perdre pied au moment de les mettre à l'étrier. Engager les Tunisiens à partager les bénéfices de leur enrichissement ne paraît pas a priori comme une monstruosité, dire les moyens à envisager pour sa réalisation n'est pas un crime! Pourtant, on ne trouve aucun élément concret dans ce sens dans les propos ou discours des intervenants, par manque d'imagination peut-être. Souhaitons qu'il en soit ainsi, c'est plus rassurant. Vers une météo politique imprévisible Le gouvernement post-électoral est exposé, quoi qu'on en dise ou pense, à un choc terrible‑! Le délai mis pour sa formation et sa composition va mettre immédiatement en jeu sa crédibilité et sa souffrance à conduire le pays, d'où cette crainte légitime, car de probabilité très forte, d'un déficit profond et prolongé de l'Etat. Les manières douçâtres de certains partis, les déclarations apaisantes des autres, ou le charme chamailleur de tous n'augurent rien de bon de la future Constituante. L'entrée en force d'élus des listes indépendantes, si elle a lieu, serait amplement significative de la désaffection et de la méfiance grandissante, et peut-être durable des citoyens vis-à-vis des partis, considérés comme peu différents de ceux qui les ont précédés durant des décennies de gouvernements dictatoriaux et sanguinaires. Le futur gouvernement peut-il faire mieux que l'actuel sous prétexte de continuité, des rescapés des gouvernements Ghannouchi sont toujours là, en tant que technocrates, soi-disant. Mal informés ou mal encadrés, certains d'entre eux ont favorisé par des actions désordonnées et imprévoyantes des mouvements de grève par-ci, des actes de désobéissance, du désordre de partout. Certains ministres se sont pris à échafauder des programmes abracadabrants, prenant la Tunisie pour un champ d'étude où tester leur apprentissage académique. Un comble‑! Messieurs, dames les transitoires, nous vous dirons adieu bientôt et bon retour chez vous. Sauvons l'Ouest avant qu'il ne soit trop tard Peuplé de plus de 3 millions d'habitants, l'Ouest tunisien est remarquable par trois constantes. Sa ruralité profonde — sa pauvreté légendaire —, l'exode massif de sa jeunesse voulu et régenté par la haine de Bourguiba pour ses habitants et celle ruineuse du mafieux Ben Ali. Parmi les singularités de cette grande région frontalière avec notre voisin l'Algérie, son Nord-Ouest, qui se distingue par la prédominance de la culture des céréales considérée comme une aubaine ailleurs, mais qui a fini ici par devenir synonyme de grande misère, malheur, désespoir, calamité, humiliation… pour ceux qui y vivent. Et paradoxalement, ce secteur semble retenir l'attention et la préoccupation d'une majorité écrasante des intervenants au point de croire qu'ils se sont filé les mêmes idées pour en parler à satiété, mais hélas pour n'avancer que de vagues promesses d'une banalité ahurissante. S'agissant d'un secteur d'importance capitale, ces quelques informations le concernant destinées à ces grands esprits discourant sur un problème qui semble en fait présenter pour eux peu de chose malgré sa gravité et son poids économique écrasant. La Tunisie est un pays semi-aride où les terres agricoles représentent au maximum 3 millions d'hectares dont à peine près d'un million d'hectares est susceptible de rendement moyen en céréales de l'ordre, selon de sérieux experts, de 5/6 quintaux à l'hectare non irrigué pour le blé dur, de 7/8 q pour le blé tendre, utilisable pour la fabrication du pain (d'après un suivi de 30 ans); par comparaison, l'agriculture américaine (USA) hors irrigation donne un rendement moyen de 25 q/ha pour le blé tendre. Les fameuses années records en Tunisie se comptent sur les doigts d'une main par siècle ! Certains propos d'intervenants dans la campagne électorale frisent l'absurde, évoquant à tort et à travers le fameux «grenier de Rome» qui relève plus du fantasme historique que de réalité évident devenu, selon un historien célèbre, «un de ces confortables lieux communs qui sert la providence des orateurs et… des publicitaires». Fixés arbitrairement selon le bon plaisir du dictateur, les prix des céréales ont subi des dépréciations fracassantes; l'exemple suivant en est une illustration magistrale : vers les années soixante du siècle passé, l'achat d'une moissonneuse-batteuse coûtait l'équivalent du prix de 500 q de blé dur, aujourd'hui, il faut 3.500q. L'exploitation d'un ha, utilisant un mode mécanique, coûte aujourd'hui 270 DT, la vente des produits rapporte 210 DT, la perte sèche est de l'ordre de 60 DT insupportables ! Outre l'arrêt total de toute imposition de quelque nature que ce soit, tout Etat futur doit faire de l'augmentation du prix de base des céréales pour la prochaine saison agricole un impératif de justice, de l'ordre de 30% au moins , en rappelant qu'il s'agit là en fait d'un simple rattrapage pour ce secteur oublié depuis plus de 50 ans de dictature. Tout retard de mise à niveau de notre agriculture aura des conséquences désastreuses immédiates de pénuries de toute sortes dont les signes avant-coureurs sont déjà à nos portes : manque actuel de lait, d'œufs, cherté de la viande, et qui s'imposent dorénavant de manière urgente sur la table du prochain gouvernement, celui-là bien légitime et gare aux dérobades.