Notre pays est semblable à un parchemin manuscrit ancien, à un palimpseste foisonnant de textes fondateurs grouillant de mots précis, aux alphabets magiques de la Méditerranée. Depuis fort longtemps, on ne l'avait plus consulté, revisité in extenso, actualisé, enfin réécrit, car telle était, naguère, la fonction de ce rouleau parcheminé, oublié, pour des raisons obscures, dans la malle de l'histoire atrophiée, la boîte à Pandore où il n'y a plus de curiosité à voir. Depuis la révolution, on cherche, on veut‑— c'est le vœu légitime de la jeunesse — réécrire un nouveau texte, tourner une nouvelle page de l'histoire de la Tunisie contemporaine et moderne, aussi belle et glorieuse que celle de la fondation de Carthage et, même, de la civilisation arabo-musulmane, sans les relents d'intégrisme que certains faussaires de l'histoire cherchent encore à lui insuffler. Dans ma génération soixante-huitarde (douze ans à peine, après l'Indépendance du pays), on nous avait appris à être dans la mêlée, à vivre ensemble, à ne pas nous déchirer idéologiquement parlant, à tenter à tout prix de partager les valeurs communes et même certaines plutôt contradictoires que l'on avait importées. Tout cela, dans le seul but de sauver la Tunisie de la misère et de la faim, de l'analphabétisme et de la démagogie. Bourguiba, qui avait créé la Première République et le premier Etat moderne, libéré la femme, mis en branle tous les secteurs de la vie active, apporté quelque prospérité au pays, avait cependant oublié que la Tunisie devait s'habiller d'une véritable démocratie entière et fondamentale, après des siècles d'endormissements répétés. L'héritier du «Président à vie», le tyran qui s'est fait la malle a, quant à lui, enfoncé le clou dans la mémoire du peuple tout entier. Du coup, notre pays est devenu une sorte de grimoire où le texte fondamental de l'histoire de notre pays s'en est trouvé cassé, entaché et, donc, illisible et inintelligible. Le grimoire ne s'efface pas aisément comme le palimpseste, car il possède une richesse insoupçonnée : la mémoire des êtres et des choses qui s'y sont accumulés au fil des siècles, comme des strates que le géologue peut «lire» encore. On s'est, donc, aperçu—bien avant la révolution d'ailleurs—, que les citoyens tunisiens avaient plus ou moins perdu la mémoire, à cause de la pression qu'ils n'avaient cessé de subir au quotidien. Pourtant, en silence, ils n'avaient jamais cessé de se révolter contre cette notion implacable de l'anti-mémoire. Et comme de la pression à la répression, il n'y a qu'un pas—la distance du gué à franchir —, ils se sont retrouvés face à un dilemme‑: périr en la demeure dans ce pays qui avait une allure à la fois de caserne et de grand asile d'aliénés à ciel ouvert, ou bien casser la répression, et c'est ce qu'a fait notre brave jeunesse. La casser pour nous libérer des chaînes de l'amnésie, renouer avec notre passé et retrouver tous les souvenirs proches ou anciens, comme par enchantement. Nous voici maintenant, à quelques jours seulement des élections pour la Constituante, à l'orée d'une nouvelle République. C'est l'ère de la palingénésie, c'est-à-dire «la renaissance des êtres ou des sociétés, conçue comme source d'évolution et de perfectionnement», selon le Petit Robert. C'est- à-dire, encore, «le retour périodique, éternel des mêmes évènements». C'est-à-dire, enfin, la mémoire pleinement retrouvée, après s'être longuement indignée. Et ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons écrire le nouveau texte dans ce palimpseste, enfin, entre nos mains.